Il est de plus en plus difficile, par les temps qui courent, de dire ou d’entendre dire la vérité. C’est un exercice périlleux, parce que notre époque est celle du règne de la post-vérité.
La vérité, ou plutôt la quête de celle-ci, pour autant qu’elle soit admise comme telle, ne compte plus. Ce qui importe, c’est la représentation qu’on nous en offre, gracieusement, à satiété, ad nauseam, servie par des supports divers et variés, dans une cacophonie assourdissante.
Il y a quelques jours, un attentat à la voiture piégée visait M. Alexandre Douguine, philosophe russe, polyglotte, auteur prolifique, fondateur de la Noomachia, et par ailleurs penseur transdisciplinaire crédité d’une certaine influence auprès des cercles du pouvoir et des milieux dits nationalistes. La faucheuse a pris sa fille, Daria Douguine. Une jeune femme de 29 ans, journaliste et politologue de son état. Père et fille rentraient d’un festival culturel dans la région de Moscou, et M. Douguine décida, au dernier moment, de rentrer séparément.
Les réactions médiatiques se sont déchainées après l’attentat, égrenant des portraits peu flatteurs du penseur et de son parcours. Il y est traité de tous les noms d’oiseaux et dépeint sous les atours les plus sinistres. On y déplorait, à grand renfort de formules feutrées et d’euphémismes contorsionnés, que cette "cible", ce personnage "dangereux", ce "Raspoutine des temps modernes", respire encore. Les argumentaires, qui ne se souciaient guère de raccourcis, et encore moins d’approximations, plaidaient tout bonnement la légitimité d’un assassinat politique. Une "cible" je vous dis.
Quand on évoquait sa fille, c’était pour asséner à l’unisson qu’elle avait, de son vivant, adopter les positions marquées très à droite de son géniteur. C’est tout. Comprenez : c’est un dommage collatéral. De toute façon, elle était taillée dans le même bois que son père, et nous n’avons pas à trop nous apitoyer sur son sort. Un dommage collatéral je vous dis.
Dans quel monde vivons-nous, pour nous réjouir de la mort atroce d’une jeune femme? Au nom de quelles valeurs certains déplorent que des mains criminelles aient raté leur "cible"? Quelle est cette morale qui abreuve les écrits au vitriol de journalistes et de commentateurs qui se drapent des oripeaux de la libre expression pour se féliciter du "coup dur porté à l’ennemi"?
Difficile de répondre à ces questions. Ce système de "valeurs" m’est inconnu. Cette "morale" m’est étrangère. Tout ce que j’ai vu au moment des faits, en boucle sur les chaînes d’information, c’est un père éploré. Ce que j’ai vu ensuite, lors de la cérémonie funéraire, c’est un père digne. Anéanti, mais digne.
J’ai la faiblesse de croire qu’on affronte les idéologues sur le terrain des idées. Niaiserie puérile? Je vous laisserai en juger.
Nous assistons à un délitement inouï de valeurs fondatrices et cardinales. La justice n’est plus qu’un slogan. Le courage et l’honneur, des axiomes surannés. Le patriotisme, une idéologie mortifère qui mène immanquablement à la catastrophe.
George Orwell disait : "A une époque de supercherie universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire". Je me permettrai de remplacer "dire la vérité" par "dire sa vérité". L’expression serait, à mon humble avis, beaucoup plus juste. Parce que la vérité absolue se place au-delà de l’entendement de l’Homme, et que chaque récit compte au moins autant de vérités que de parties prenantes à sa construction. Ainsi, les événements de la place Maïdan sont à la fois une révolution bénie pour les Occidentaux et un coup d’Etat sanguinaire pour les Russes. Chacun tient sa lecture pour LA vérité. En l’absence de dialogue sérieux, chacun tentera d’imposer SA vérité. Nous sommes alors condamnés à voir une confrontation à mort des vérités des uns et des autres. Il ne pourra en subsister qu’une, celle du plus fort.
Cette jeune femme est morte pour SA vérité, même si c’est son père qui était visé. Lui-même, continuera à défendre SA vérité, qu’il arrime habilement au destin de son pays. Lorsqu’il a prononcé l’éloge funèbre de la défunte, le philosophe articula, malgré l’émotion, un discours dont la substance mérite l’attention, et surtout un effort de compréhension.
Admettant que sa peine est incommensurable, il se consolait néanmoins de la mort honorable de sa fille, au nom des valeurs qu’elle défendait de son vivant. Cette perte ne pourrait être compensée, toujours selon M. Douguine, que par la plus grande des victoires, celle de la Mère Patrie. Elle ne se matérialisera pas par une éclatante campagne militaire, mais prendra la forme d’un refus catégorique de laisser une foi, des valeurs, une Histoire et un destin être broyés impitoyablement par l’élan indicible de la machine à uniformiser, celle qui transforme tout particularisme en agrégats fades et insipides.
Transcender sa peine en l’ancrant à un dessein éminemment plus noble et plus grand, s’effacer humblement devant les enjeux qui assaillent la patrie. Quelle sublime leçon de courage !
"La ligne de front est en chacun de nous", dixit encore M. Douguine au cours de l’éloge funèbre. Beaucoup ne comprendront pas, ou comprendront tard, ces paroles d’une prodigieuse profondeur. Élégie lucide des temps troubles que nous vivons.
Yukio Mishima, auteur japonais d’après-guerre, soutenait que "Tout peut devenir excusable, vu sous l’angle du résultat". Quelle que soit l’analyse qu’on peut faire de ce qu'il s’est passé dans la nuit du samedi sur une route des faubourgs de Moscou, quels que soient les référentiels et les valeurs invoqués, ce qu'il s’est passé ne peut pas et ne sera jamais excusable, qu’importe le lieu, la "cible" ou le réquisitoire sensé avaliser un acte fondamentalement criminel.
La vérité, ou plutôt la quête de celle-ci, pour autant qu’elle soit admise comme telle, ne compte plus. Ce qui importe, c’est la représentation qu’on nous en offre, gracieusement, à satiété, ad nauseam, servie par des supports divers et variés, dans une cacophonie assourdissante.
Il y a quelques jours, un attentat à la voiture piégée visait M. Alexandre Douguine, philosophe russe, polyglotte, auteur prolifique, fondateur de la Noomachia, et par ailleurs penseur transdisciplinaire crédité d’une certaine influence auprès des cercles du pouvoir et des milieux dits nationalistes. La faucheuse a pris sa fille, Daria Douguine. Une jeune femme de 29 ans, journaliste et politologue de son état. Père et fille rentraient d’un festival culturel dans la région de Moscou, et M. Douguine décida, au dernier moment, de rentrer séparément.
Les réactions médiatiques se sont déchainées après l’attentat, égrenant des portraits peu flatteurs du penseur et de son parcours. Il y est traité de tous les noms d’oiseaux et dépeint sous les atours les plus sinistres. On y déplorait, à grand renfort de formules feutrées et d’euphémismes contorsionnés, que cette "cible", ce personnage "dangereux", ce "Raspoutine des temps modernes", respire encore. Les argumentaires, qui ne se souciaient guère de raccourcis, et encore moins d’approximations, plaidaient tout bonnement la légitimité d’un assassinat politique. Une "cible" je vous dis.
Quand on évoquait sa fille, c’était pour asséner à l’unisson qu’elle avait, de son vivant, adopter les positions marquées très à droite de son géniteur. C’est tout. Comprenez : c’est un dommage collatéral. De toute façon, elle était taillée dans le même bois que son père, et nous n’avons pas à trop nous apitoyer sur son sort. Un dommage collatéral je vous dis.
Dans quel monde vivons-nous, pour nous réjouir de la mort atroce d’une jeune femme? Au nom de quelles valeurs certains déplorent que des mains criminelles aient raté leur "cible"? Quelle est cette morale qui abreuve les écrits au vitriol de journalistes et de commentateurs qui se drapent des oripeaux de la libre expression pour se féliciter du "coup dur porté à l’ennemi"?
Difficile de répondre à ces questions. Ce système de "valeurs" m’est inconnu. Cette "morale" m’est étrangère. Tout ce que j’ai vu au moment des faits, en boucle sur les chaînes d’information, c’est un père éploré. Ce que j’ai vu ensuite, lors de la cérémonie funéraire, c’est un père digne. Anéanti, mais digne.
J’ai la faiblesse de croire qu’on affronte les idéologues sur le terrain des idées. Niaiserie puérile? Je vous laisserai en juger.
Nous assistons à un délitement inouï de valeurs fondatrices et cardinales. La justice n’est plus qu’un slogan. Le courage et l’honneur, des axiomes surannés. Le patriotisme, une idéologie mortifère qui mène immanquablement à la catastrophe.
George Orwell disait : "A une époque de supercherie universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire". Je me permettrai de remplacer "dire la vérité" par "dire sa vérité". L’expression serait, à mon humble avis, beaucoup plus juste. Parce que la vérité absolue se place au-delà de l’entendement de l’Homme, et que chaque récit compte au moins autant de vérités que de parties prenantes à sa construction. Ainsi, les événements de la place Maïdan sont à la fois une révolution bénie pour les Occidentaux et un coup d’Etat sanguinaire pour les Russes. Chacun tient sa lecture pour LA vérité. En l’absence de dialogue sérieux, chacun tentera d’imposer SA vérité. Nous sommes alors condamnés à voir une confrontation à mort des vérités des uns et des autres. Il ne pourra en subsister qu’une, celle du plus fort.
Cette jeune femme est morte pour SA vérité, même si c’est son père qui était visé. Lui-même, continuera à défendre SA vérité, qu’il arrime habilement au destin de son pays. Lorsqu’il a prononcé l’éloge funèbre de la défunte, le philosophe articula, malgré l’émotion, un discours dont la substance mérite l’attention, et surtout un effort de compréhension.
Admettant que sa peine est incommensurable, il se consolait néanmoins de la mort honorable de sa fille, au nom des valeurs qu’elle défendait de son vivant. Cette perte ne pourrait être compensée, toujours selon M. Douguine, que par la plus grande des victoires, celle de la Mère Patrie. Elle ne se matérialisera pas par une éclatante campagne militaire, mais prendra la forme d’un refus catégorique de laisser une foi, des valeurs, une Histoire et un destin être broyés impitoyablement par l’élan indicible de la machine à uniformiser, celle qui transforme tout particularisme en agrégats fades et insipides.
Transcender sa peine en l’ancrant à un dessein éminemment plus noble et plus grand, s’effacer humblement devant les enjeux qui assaillent la patrie. Quelle sublime leçon de courage !
"La ligne de front est en chacun de nous", dixit encore M. Douguine au cours de l’éloge funèbre. Beaucoup ne comprendront pas, ou comprendront tard, ces paroles d’une prodigieuse profondeur. Élégie lucide des temps troubles que nous vivons.
Yukio Mishima, auteur japonais d’après-guerre, soutenait que "Tout peut devenir excusable, vu sous l’angle du résultat". Quelle que soit l’analyse qu’on peut faire de ce qu'il s’est passé dans la nuit du samedi sur une route des faubourgs de Moscou, quels que soient les référentiels et les valeurs invoqués, ce qu'il s’est passé ne peut pas et ne sera jamais excusable, qu’importe le lieu, la "cible" ou le réquisitoire sensé avaliser un acte fondamentalement criminel.
Hicham EL HAFIDI,
Analyste en géopolitique, sécurité et défense.