Déserter, bifurquer, « claquer la porte » et changer de cap : une simple tendance, que certains estiment passagère, s’inscrivant dans le « Big Quit » à l’américaine/la « Grande démission » en Europe, ou l’émergence d’un rapport nouveau au travail, à la réussite valorisant la quête de l’utilité sociale et environnementale, de l’indépendance et allant finalement vers une sobriété choisie et assumée ?
Le chiffre record des 4.5 millions d’américains qui ont quitté leur emploi en novembre 2021 reflète l’ampleur de cette tendance post-Covid 19. Si l’on se fie à l’étude 2022 Work Trend Index menée par Microsoft auprès de 31000 personnes de 31 pays, 40% pensent que le « Big Quit » est motivé par la question du sens ou du sentiment d’utilité. D’autres facteurs liés à la culture de l’organisation, au vrai leadership et à la flexibilité et nouveaux modes de travail sont jugés primordiaux aussi.
Le phénomène ne guette pas seulement les professionnels en milieu de carrière mais s’étend aussi aux jeunes sortis d’école, ladite génération Z. En témoigne la vague, très largement relayée sur les réseaux sociaux, des discours de fin d’année des grandes écoles de commerce et d’ingénieurs françaises (HEC, AgroParisTech pour n’en citer que deux), transformés en véritables plaidoyers pour exprimer une révolte contre le modèle économique actuel et questionner le sens de « nos métiers destructeurs ». Ces jeunes font le choix délibéré de l’alternatif quand ils savent pouvoir réussir dans les trajectoires classiques.
Pourquoi vouloir tout déconstruire
Devant les catastrophes climatiques désormais ressenties par tous - certes à des degrés différents -, les effets de la pandémie, devant le consumérisme nauséabond, les conflits (plus ou moins médiatisés), devant le manque d’humanisme et la crise des valeurs dans notre monde, pas étonnant que certains soient tentés de tout déconstruire et de « repartir à zéro ». A commencer par l’idée selon laquelle la réussite se résumerait à grimper les hiérarchies ou l’échelle sociale. Et si réussir était simplement être libre de « se chercher » dans un monde déboussolé, de poursuivre une carrière dont on est pleinement acteur ?
Pendant ce temps, la plupart des entreprises, y compris et surtout les grandes multinationales, continuent à agir sans réelle considération de leur devoir sociétal, et font tout ce qu’ils peuvent pour créer et entretenir une étonnante complexité (organisation, processus, types de postes, produits, technologies, etc.) où ils baignent ainsi que les écosystèmes qui les soutiennent, et dont la principale finalité est et reste la maximisation du profit. Une complexité qui peut paraître injustifiée, voire aberrante à certains employés, au regard du manque de responsabilité ou de l’inaction sociétale flagrante en temps d’urgence.
On pourrait alors se demander ce qui incite réellement à faire carrière dans de tels environnements.
Reste-t-on par conviction, par passivité ou du fait d’une pression sociale ? A-t-on des raisons assez fortes ou faut-il s’en inventer parfois et s’en convaincre ? Auquel cas l’entreprise serait devenue le théâtre d’une mise en scène collective ! Est-ce que le confort, l’aisance financière et les perspectives de carrière suffisent comme motivations de nos jours, compte tenu des défis de notre temps ?
Quoi qu’il en soit, déserter ou pas, il est difficile de s’accorder sur une définition unanime de la réussite professionnelle, car celle-ci relève du sentiment très subjectif de satisfaction personnelle. Mais l’on peut tout de même tenter de dire ce qu’elle n’est pas forcément.
Vieux et nouveaux métiers de sens
Quelle meilleure façon d’épouser ses valeurs que de les incarner dans son métier de tous les jours ?
Trouver une congruence entre sa profession et ses convictions est certainement un facteur clé de réussite.
Le spectre de ce qu’on appelle aujourd’hui les métiers à impact ou de « sens » est très large. Cela va des métiers de la transition énergétique, aux voies classiques de l’ESS (associatif et autres), en passant par l’entrepreneuriat social, qui lui cherche, au-delà de la pérennité économique, à maximiser l’impact social, et qui constitue un vecteur de développement à fort potentiel pour les pays émergents dans la mesure où les entrepreneurs locaux créent par ce biais des emplois et de la valeur à long terme.
Intégrer le développement durable au cœur de la stratégie des entreprises ou la RSE, même si beaucoup s’en réclament mais peu s’y tiennent, s’offre aussi comme choix aux collaborateurs souhaitant changer l’entreprise de l’intérieur, à côté du mécénat de compétences, lequel se développe avec l’émergence de nouvelles plateformes web dédiées. Sous un autre angle, l’on entend parler d’histoires de désenchantement du monde du travail qui finissent par des reconversions vers des métiers manuels, dans le sens de la low-tech pour des ingénieurs « bifurqueurs », ou simplement pour renouer avec une vieille passion comme la pâtisserie ou le jardinage, permettant de vivre d’un métier d’artisan, qui rime souvent avec un mode de vie plus frugal (plus heureux ?).
Bien entendu, il y a aussi la force de la transmission du savoir et des valeurs ; un professeur qui déconstruit les stéréotypes et participe à développer le sens critique chez ses élèves a sans doute un métier porteur de sens et d’espoir. Il ne s’agit pas là de tenir une liste exhaustive des professions qui ont le monopole du sens, mais bien de souligner l’étendue des possibilités dans les métiers existants et ceux encore à inventer.
Au-delà de la réussite personnelle, ces débouchés peuvent aussi être vus comme de nouvelles facettes de « l’engagement », au vieux continent comme au plus jeune continent du monde, au moment où les préoccupations sociétales de la jeunesse se font entendre, encore plus en réaction à la sortie des derniers rapports du GIEC. Par exemple, 72 % des jeunes africains seraient préoccupés par le changement climatique, selon l’African Youth Survey 2022.
Une démarche non sans incertitude mais tellement salutaire
La décision de « bifurquer » pour poursuivre un nouvel horizon porteur de plus de sens, résulte d’une démarche de questionnement et émane souvent d’un idéalisme, ce qui peut mener à des désillusions. Mais qui a dit que cela devait être simple ?
Il n’est pas non plus simple de s’affranchir des idées reçues, surtout quand le changement implique de faire des concessions sur le plan matériel ou du soi-disant statut social. Comme tout nouveau chemin, celui du « bifurqueur » nécessite aussi des tâtonnements et suppose de faire avec l’incertitude. Mais finalement, vu l’état du monde aujourd’hui, y aurait-il plus incertain que le chemin que nous tracent certaines voies conventionnelles, surtout les plus prestigieuses d’entre elles ?
Au regard de ce qui précède, on pourrait soutenir qu’il est salutaire, autant que notre système de valeurs nous le dicte et que nos moyens sociaux, culturels et économiques nous le permettent, de faire le bilan du sens et de réfléchir sur la finalité du métier qu’on exerce.
Se défaire de la dissonance, et aller vers une conception collective de la réussite
La pandémie du Covid a créé un éveil, en permettant de repenser la place du travail dans nos vies. Aujourd’hui, il y a à la fois de grandes motivations pour contribuer à la transition et une plus grande facilité pour changer de voie, notamment à travers des plateformes numériques qui promeuvent ou forment aux métiers à impact, pour ainsi éviter l’impression de naviguer à contre-courant ou de faire un saut dans le vide en changeant de cap ; la méconnaissance du marché étant un frein majeur à la réorientation.
Bien sûr, l’école a tout son rôle à jouer pour éduquer à la sobriété et au bien commun, préparer aux débouchés de la transition, et ne devrait en aucun cas être le lieu où l’on apprend dès le plus jeune âge à accepter la dissonance entre ce qu’on fait et ce qui doit être fait, et donc à être un parfait rouage du système actuel. Somme toute, il suffit que les jeunes ne se donnent plus de fausses finalités s’inscrivant dans une vision élitiste de la réussite basée sur la mise en compétition à outrance, mais bien dans une vision de collaboration pour relever collectivement des défis de taille. Car, disons-le sans détour, les voies qu’on nous a indiquées comme « royales » ne le sont peut-être plus aujourd’hui, ou en tous cas méritent d’être profondément transformées. Ce n’est pas là une « fin de l’ambition », celle-ci prendrait simplement d’autres formes.
Enfin, nul ne peut prétendre détenir la solution pour sauver notre monde de la dérive ni prétendre le faire de la bonne façon, mais l’on peut avoir le mérite d’essayer. Face aux problèmes systémiques que nous vivons, il est important de croire aux alternatives possibles, et de remettre en question notre rôle dans la société de façon constante et renouvelée ; ne pas oser ce questionnement peut être dangereux. En effet, les choix de « bifurcation » jugés atypiques ou audacieux aujourd’hui, deviendront la norme demain, car sans parcours non conformistes, voire de rupture, il sera difficile d’inverser la tendance pour aller vers une conception collective de la réussite, celle de contribuer au monde habitable et juste pour tous, auquel nous aspirons.
Le chiffre record des 4.5 millions d’américains qui ont quitté leur emploi en novembre 2021 reflète l’ampleur de cette tendance post-Covid 19. Si l’on se fie à l’étude 2022 Work Trend Index menée par Microsoft auprès de 31000 personnes de 31 pays, 40% pensent que le « Big Quit » est motivé par la question du sens ou du sentiment d’utilité. D’autres facteurs liés à la culture de l’organisation, au vrai leadership et à la flexibilité et nouveaux modes de travail sont jugés primordiaux aussi.
Le phénomène ne guette pas seulement les professionnels en milieu de carrière mais s’étend aussi aux jeunes sortis d’école, ladite génération Z. En témoigne la vague, très largement relayée sur les réseaux sociaux, des discours de fin d’année des grandes écoles de commerce et d’ingénieurs françaises (HEC, AgroParisTech pour n’en citer que deux), transformés en véritables plaidoyers pour exprimer une révolte contre le modèle économique actuel et questionner le sens de « nos métiers destructeurs ». Ces jeunes font le choix délibéré de l’alternatif quand ils savent pouvoir réussir dans les trajectoires classiques.
Pourquoi vouloir tout déconstruire
Devant les catastrophes climatiques désormais ressenties par tous - certes à des degrés différents -, les effets de la pandémie, devant le consumérisme nauséabond, les conflits (plus ou moins médiatisés), devant le manque d’humanisme et la crise des valeurs dans notre monde, pas étonnant que certains soient tentés de tout déconstruire et de « repartir à zéro ». A commencer par l’idée selon laquelle la réussite se résumerait à grimper les hiérarchies ou l’échelle sociale. Et si réussir était simplement être libre de « se chercher » dans un monde déboussolé, de poursuivre une carrière dont on est pleinement acteur ?
Pendant ce temps, la plupart des entreprises, y compris et surtout les grandes multinationales, continuent à agir sans réelle considération de leur devoir sociétal, et font tout ce qu’ils peuvent pour créer et entretenir une étonnante complexité (organisation, processus, types de postes, produits, technologies, etc.) où ils baignent ainsi que les écosystèmes qui les soutiennent, et dont la principale finalité est et reste la maximisation du profit. Une complexité qui peut paraître injustifiée, voire aberrante à certains employés, au regard du manque de responsabilité ou de l’inaction sociétale flagrante en temps d’urgence.
On pourrait alors se demander ce qui incite réellement à faire carrière dans de tels environnements.
Reste-t-on par conviction, par passivité ou du fait d’une pression sociale ? A-t-on des raisons assez fortes ou faut-il s’en inventer parfois et s’en convaincre ? Auquel cas l’entreprise serait devenue le théâtre d’une mise en scène collective ! Est-ce que le confort, l’aisance financière et les perspectives de carrière suffisent comme motivations de nos jours, compte tenu des défis de notre temps ?
Quoi qu’il en soit, déserter ou pas, il est difficile de s’accorder sur une définition unanime de la réussite professionnelle, car celle-ci relève du sentiment très subjectif de satisfaction personnelle. Mais l’on peut tout de même tenter de dire ce qu’elle n’est pas forcément.
Vieux et nouveaux métiers de sens
Quelle meilleure façon d’épouser ses valeurs que de les incarner dans son métier de tous les jours ?
Trouver une congruence entre sa profession et ses convictions est certainement un facteur clé de réussite.
Le spectre de ce qu’on appelle aujourd’hui les métiers à impact ou de « sens » est très large. Cela va des métiers de la transition énergétique, aux voies classiques de l’ESS (associatif et autres), en passant par l’entrepreneuriat social, qui lui cherche, au-delà de la pérennité économique, à maximiser l’impact social, et qui constitue un vecteur de développement à fort potentiel pour les pays émergents dans la mesure où les entrepreneurs locaux créent par ce biais des emplois et de la valeur à long terme.
Intégrer le développement durable au cœur de la stratégie des entreprises ou la RSE, même si beaucoup s’en réclament mais peu s’y tiennent, s’offre aussi comme choix aux collaborateurs souhaitant changer l’entreprise de l’intérieur, à côté du mécénat de compétences, lequel se développe avec l’émergence de nouvelles plateformes web dédiées. Sous un autre angle, l’on entend parler d’histoires de désenchantement du monde du travail qui finissent par des reconversions vers des métiers manuels, dans le sens de la low-tech pour des ingénieurs « bifurqueurs », ou simplement pour renouer avec une vieille passion comme la pâtisserie ou le jardinage, permettant de vivre d’un métier d’artisan, qui rime souvent avec un mode de vie plus frugal (plus heureux ?).
Bien entendu, il y a aussi la force de la transmission du savoir et des valeurs ; un professeur qui déconstruit les stéréotypes et participe à développer le sens critique chez ses élèves a sans doute un métier porteur de sens et d’espoir. Il ne s’agit pas là de tenir une liste exhaustive des professions qui ont le monopole du sens, mais bien de souligner l’étendue des possibilités dans les métiers existants et ceux encore à inventer.
Au-delà de la réussite personnelle, ces débouchés peuvent aussi être vus comme de nouvelles facettes de « l’engagement », au vieux continent comme au plus jeune continent du monde, au moment où les préoccupations sociétales de la jeunesse se font entendre, encore plus en réaction à la sortie des derniers rapports du GIEC. Par exemple, 72 % des jeunes africains seraient préoccupés par le changement climatique, selon l’African Youth Survey 2022.
Une démarche non sans incertitude mais tellement salutaire
La décision de « bifurquer » pour poursuivre un nouvel horizon porteur de plus de sens, résulte d’une démarche de questionnement et émane souvent d’un idéalisme, ce qui peut mener à des désillusions. Mais qui a dit que cela devait être simple ?
Il n’est pas non plus simple de s’affranchir des idées reçues, surtout quand le changement implique de faire des concessions sur le plan matériel ou du soi-disant statut social. Comme tout nouveau chemin, celui du « bifurqueur » nécessite aussi des tâtonnements et suppose de faire avec l’incertitude. Mais finalement, vu l’état du monde aujourd’hui, y aurait-il plus incertain que le chemin que nous tracent certaines voies conventionnelles, surtout les plus prestigieuses d’entre elles ?
Au regard de ce qui précède, on pourrait soutenir qu’il est salutaire, autant que notre système de valeurs nous le dicte et que nos moyens sociaux, culturels et économiques nous le permettent, de faire le bilan du sens et de réfléchir sur la finalité du métier qu’on exerce.
Se défaire de la dissonance, et aller vers une conception collective de la réussite
La pandémie du Covid a créé un éveil, en permettant de repenser la place du travail dans nos vies. Aujourd’hui, il y a à la fois de grandes motivations pour contribuer à la transition et une plus grande facilité pour changer de voie, notamment à travers des plateformes numériques qui promeuvent ou forment aux métiers à impact, pour ainsi éviter l’impression de naviguer à contre-courant ou de faire un saut dans le vide en changeant de cap ; la méconnaissance du marché étant un frein majeur à la réorientation.
Bien sûr, l’école a tout son rôle à jouer pour éduquer à la sobriété et au bien commun, préparer aux débouchés de la transition, et ne devrait en aucun cas être le lieu où l’on apprend dès le plus jeune âge à accepter la dissonance entre ce qu’on fait et ce qui doit être fait, et donc à être un parfait rouage du système actuel. Somme toute, il suffit que les jeunes ne se donnent plus de fausses finalités s’inscrivant dans une vision élitiste de la réussite basée sur la mise en compétition à outrance, mais bien dans une vision de collaboration pour relever collectivement des défis de taille. Car, disons-le sans détour, les voies qu’on nous a indiquées comme « royales » ne le sont peut-être plus aujourd’hui, ou en tous cas méritent d’être profondément transformées. Ce n’est pas là une « fin de l’ambition », celle-ci prendrait simplement d’autres formes.
Enfin, nul ne peut prétendre détenir la solution pour sauver notre monde de la dérive ni prétendre le faire de la bonne façon, mais l’on peut avoir le mérite d’essayer. Face aux problèmes systémiques que nous vivons, il est important de croire aux alternatives possibles, et de remettre en question notre rôle dans la société de façon constante et renouvelée ; ne pas oser ce questionnement peut être dangereux. En effet, les choix de « bifurcation » jugés atypiques ou audacieux aujourd’hui, deviendront la norme demain, car sans parcours non conformistes, voire de rupture, il sera difficile d’inverser la tendance pour aller vers une conception collective de la réussite, celle de contribuer au monde habitable et juste pour tous, auquel nous aspirons.
Soha Benchekroun
Ingénieure, acteur développement durable