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Culture

Débat : De la fausseté des idéologies à la post-vérité


Rédigé par Abdallah BENSMAÏN le Mercredi 27 Octobre 2021

La fin du XVIIIème siècle en Europe a été marquée par l’élaboration du concept d’idéologie. En dehors de la certitude des dictionnaires et des manuels en tout genre, c’est une véritable richesse sémantique qui en fait un concept clé dans la pensée contemporaine.



Débat : De la fausseté des idéologies à la post-vérité
Si la généalogie du concept de l’idéologie remonte à Destutt de Tracy, son approfondissement revient essentiellement à Karl Marx, ou plus exactement, au marxisme pour ne pas minimiser le rôle d’Engels et de leurs épigones : Lénine, Trotsky, Staline, Mao... et Althusser, qui a su revitaliser un débat en le ramenant à des proportions théoriques plus conformes à l’essor de la pensée. Après Althusser, en France, Laroui, et d’une certaine façon Khatibi, au Maroc, qui pour penser l’idéologie ? Khalid Zekri a tracé un sillon qui, il faut le souhaiter, fera labour…

Avec le marxisme, l’idéologie qui se posait en termes de science des idées, d’analyse du langage et du discours prend une direction différente, celle d’une détermination sociale des idées : Lukacs et Althusser en témoignent à leur manière qui ramène l’idéologie à des questions de reflet, d’imaginaire...

La sociologie de la connaissance prend appui également sur de telles questions en identifiant l’idéologie à des problèmes de fausse conscience, d’illusion... comme l’a souligné, Gurvitch dans son « introduction à la sociologie ». Le lien entre l’idéologie et le social est expressément mis en relief par Marx qui traite celle-ci en tant que système conceptuel qui se nourrit d’idées générales et universelles : l’Etat pour la politique, le Droit pour le juriste, l’Homme pour le philosophe, la Tradition pour le théologien...

« Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc... Mais les hommes réels agissants tels qu’ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du mode de relations qui y correspond, y compris les formes les plus larges que celle-ci peuvent prendre ». Ces producteurs, néanmoins, et, malgré la généralisation, « Ce sont, les hommes... », sont identifiés par Marx comme étant les juristes, les hommes de loi, les moralistes et les théologiens.

Historien de formation, Abdallah Laroui reprend à son compte les définitions de la science et de l’idéologie qui font qu’elles sont dans un rapport de vérité ou de fausseté avec la réalité : « si on dit système idéologique ou idéologie, cela veut dire qu’on estime que les idées véhiculées par ce système ont en vue une réalité qui n’existe pas encore ou qui n’existe plus. Car si le système d’idées était l’expression de la réalité, il faudrait dès lors parler de science ».

Cet ancrage théorique de Laroui le situe d’emblée dans une tradition de pensée bien précise, celle justement qui pose l’idéologie en terme de reflet de la réalité mais déformé. Analysant l’attitude de négation du concept de retard historique qu’il a forgé pour rendre compte de la société dite en développement, Abdallah Laroui propose une alternative dont la portée s’éclaire à la lumière de sa simplicité : « si on veut nier le concept de retard, il faudrait nier le concept d’idéologie et concevoir que toute expression de la réalité est le reflet exact de cette réalité ».

La conscience est vraie ou fausse

Ce lien établi entre le retard historique et l’idéologie prend toute sa cohérence du fait que l’un n’est pas possible sans l’autre : « le concept de retard est un concept qui découle logiquement du concept d’idéologie. On ne peut pas différencier les deux. Si idéologie veut dire appréhension déformée de la réalité, elle est déformée par quoi ? Par l’acquis historique ».

Science, idéologie, retard historique, la question que l’on peut poser concerne le statut de l’histoire elle-même. A ce sujet, Abdallah Laroui répond sans ambages : « l’histoire en tant que critique scientifique du passé fait partie de la science et non de l’idéologie », l’idéologie, dans ce sens, étant « le jugement que l’on porte sur l’histoire, la société».

L’accent mis sur le lien entre le social et l’idéologie n’implique pas que celle-ci rende compte de celui-ci. Marx le dit explicitement : « Si ces concepts généraux prennent valeur de puissances mystérieuses, c’est la conséquence nécessaire du fait que les rapports réels dont ils sont l’expression, sont devenus autonomes. Outre la valeur qu’ils prennent dans la conscience commune, ces concepts généraux sont affectés d’une valeur spéciale développée par les politiciens et les juristes».

Ce rapport, frappé du sceau de la fausseté, est appréhendé en ces termes par Engels : « L’idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute consciemment, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le mettent en mouvement lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique. Aussi s’imagine- t-il des forces motrices fausses ou apparentes ».

Dans « De l’idéologie, Yenan synthèse », Alain Badiou et François Balmès donnent une définition de l’idéologie qui tranche avec le sens général accordé à ce concept par les marxistes : « L’idéologie est essentiellement reflet, et en ce sens loin d’être un opérateur dissimulé, elle est très exactement ce qui se voit, ce en quoi s’énonce effectivement de façon approximative mais réelle l’ordre matériel ».

Une telle évidence est inscrite dans la métaphore du livre blanc, vide, du médecin Doubbane des « Mille et une nuits », livre blanc, sans écriture, qui empoisonne à mort celui qui l’a feuilleté. L’histoire du « Boucher de Tchouang Tseu » racontée par Jean Baudrillard dans « L’échange symbolique et la mort », n’est pas tellement éloignée de cette métaphore du vide : « celui qui sait enfoncer le tranchant très mince dans ces interstices manie son couteau avec aisance parce qu’il opère à travers des endroits vides... ».

Les cambistes, aussi, manient du « vide » avec autant d’efficacité que le livre blanc du médecin Doubbane ou le couteau du « Boucher de Tchouang Tseu » : « C’est sur leur bilan, c’est-à-dire sur leur système de notation que les gens sont pauvres ou riches. Les gens se trouvent pauvres sur leur bilan et par leur bilan, c’est-à-dire par leur système de notation, indépendamment de la réalité substantielle des produits ». Le lien est fait pour tracer un parallèle avec les débats actuels sur la réalité alternative, cette post-vérité qui n’existe justement que par sa vacuité !


Abdallah BENSMAÏN

 



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