Nul doute que la crise de la covid-19 et ses effets se prolongeront au-delà du premier semestre de l'année 2021. Le caractère exceptionnel de cette crise, par sa nature et son acuité, renforce l’impératif de repenser nos structures socio-économiques et imaginer des « possibles désirables » à l’aune du vécu de l'année écoulée. Il soulève tout particulièrement la question des élites et de leur(s) rôle(s) dans une société ébranlée par les soubresauts d'une crise sanitaire, devenue de paradigme socio-économique.
Une élite intellectuelle démunie en temps de crise
A l’occasion de la première période de confinement, nous avons collectivement pris conscience de l’importance de « l’économie du quotidien » (se nourrir, s’éduquer, se soigner, se déplacer) et des métiers du care utiles à la cohésion et la résilience d’une société. Les acteurs de ces métiers – souvent invisibles et socialement dévalorisés - sont devenus le temps d'un printemps-ėtė les nouveaux héros de la nation, « les premiers de tranchés ».
A contrario, les élites intellectuelles formées dans les grandes écoles et universités nationales et étrangères - à l'exception faite du corps médical - ont collectivement expérimenté les sentiments paradoxaux de ce personnage de Michel Houellebecq dans « Les Particules élémentaires » qui se décrivait en ces termes : « Totalement dépendant de la société qui m'entoure, je lui suis pour ma part à peu près inutile. Je perçois cependant un salaire et même un bon salaire, largement supérieur à la moyenne. La plupart des gens qui m'entourent sont dans le même cas ».
Bon nombre de cadres financiers, consultants et autres experts des professions intellectuelles supérieures se sont sentis démunis et n’ont ainsi pu que constater leur impuissance à agir sur et pendant une crise sanitaire qui a sclérosé les flux d'échanges et les activités de ces catégories professionnelles. Et cette phrase lancinante, emprunte d'humour et de désillusion, qui revenait dans les « apéros skype » et les « ftours » du ramadan : « c'est triste à dire, mais on ne sert pas à grand-chose en ce moment ».
Les anthropologues du travail comme David Graeber ou Dominique Méda décrivent comment la crise sanitaire questionne l'utilité relative et le prestige des métiers et pourrait conduire à une « révision de l’échelle de reconnaissance », au point de susciter un désir d'évolutions des carrières chez les professions intellectuelles vers des activités plus concrètes et plus ancrées dans les territoires. Cette tendance concernerait tout particulièrement ceux que l'économiste Jeremy Rifkin désigne de « manipulateurs de symboles » (ingénieurs, universitaires, communicants, experts de la finance, consultants, etc.) dont la fonction est de façonner les flux d'informations qui caractérisent les économies post-industrielles.
Vers un renouvellement des codes de la réussite sociale ?
Comme souvent, les crises ne font que catalyser ou accélérer des transformations socio-économiques en gestation. Celle-ci est déjà une réalité dans les grandes villes des pays industrialisés. De Toronto à New-York, de Paris à Berlin, de plus en plus de jeunes urbains (sur)diplômés quittent leurs fonctions dans les grandes entreprises. Déçus par un marché du travail où domine les luttes de pouvoir, la pression à la performance et parfois la vacuité des tâches réalisées, ils aspirent à se réaliser dans des activités plus concrètes et porteuses de sens.
Une élite intellectuelle démunie en temps de crise
A l’occasion de la première période de confinement, nous avons collectivement pris conscience de l’importance de « l’économie du quotidien » (se nourrir, s’éduquer, se soigner, se déplacer) et des métiers du care utiles à la cohésion et la résilience d’une société. Les acteurs de ces métiers – souvent invisibles et socialement dévalorisés - sont devenus le temps d'un printemps-ėtė les nouveaux héros de la nation, « les premiers de tranchés ».
A contrario, les élites intellectuelles formées dans les grandes écoles et universités nationales et étrangères - à l'exception faite du corps médical - ont collectivement expérimenté les sentiments paradoxaux de ce personnage de Michel Houellebecq dans « Les Particules élémentaires » qui se décrivait en ces termes : « Totalement dépendant de la société qui m'entoure, je lui suis pour ma part à peu près inutile. Je perçois cependant un salaire et même un bon salaire, largement supérieur à la moyenne. La plupart des gens qui m'entourent sont dans le même cas ».
Bon nombre de cadres financiers, consultants et autres experts des professions intellectuelles supérieures se sont sentis démunis et n’ont ainsi pu que constater leur impuissance à agir sur et pendant une crise sanitaire qui a sclérosé les flux d'échanges et les activités de ces catégories professionnelles. Et cette phrase lancinante, emprunte d'humour et de désillusion, qui revenait dans les « apéros skype » et les « ftours » du ramadan : « c'est triste à dire, mais on ne sert pas à grand-chose en ce moment ».
Les anthropologues du travail comme David Graeber ou Dominique Méda décrivent comment la crise sanitaire questionne l'utilité relative et le prestige des métiers et pourrait conduire à une « révision de l’échelle de reconnaissance », au point de susciter un désir d'évolutions des carrières chez les professions intellectuelles vers des activités plus concrètes et plus ancrées dans les territoires. Cette tendance concernerait tout particulièrement ceux que l'économiste Jeremy Rifkin désigne de « manipulateurs de symboles » (ingénieurs, universitaires, communicants, experts de la finance, consultants, etc.) dont la fonction est de façonner les flux d'informations qui caractérisent les économies post-industrielles.
Vers un renouvellement des codes de la réussite sociale ?
Comme souvent, les crises ne font que catalyser ou accélérer des transformations socio-économiques en gestation. Celle-ci est déjà une réalité dans les grandes villes des pays industrialisés. De Toronto à New-York, de Paris à Berlin, de plus en plus de jeunes urbains (sur)diplômés quittent leurs fonctions dans les grandes entreprises. Déçus par un marché du travail où domine les luttes de pouvoir, la pression à la performance et parfois la vacuité des tâches réalisées, ils aspirent à se réaliser dans des activités plus concrètes et porteuses de sens.
Encadré
Les raisons de la perte de sens au travail
Les raisons de la perte de sens au travail
Quatre facteurs majeurs qui expliquent la perte de sens au travail ressentie par les élites diplômées :
- La mondialisation a produit une division internationale du travail et des chaines de valeurs globalisées qui diluent la contribution de chaque maillon de la production dans un ensemble qu’il peine à maitriser et parfois même à comprendre ;
- L’hyperspécialisation et la fragmentation des activités entre les acteurs ont conduit à une multiplication des règles, des procédures, des normes et des process qui régulent les interactions entre les parties. La bureaucratisation phagocyte le travail des individus et l’encastre dans des catégories abstraites et chronophages. L’illustration la plus manifeste est la place prise par la quantification et la production de tableaux de bord dans le travail quotidien de nombreux managers.
- La digitalisation du travail qui recèle des gisements importants de gains de productivité s’accompagne d’une « dématérialisation » des tâches et d’une désincarnation des liens entre les contributeurs à une même mission ;
- La financiarisation a gagné l’essentiel des secteurs économiques, mettant ainsi les salariés au service d’une entité actionnariale souvent désincarnée. De plus, la pression parfois exercée à la rentabilité financière transforme le travail des salariés. On ne produit plus un bien ou un service, on contribue à un retour sur un investissement.
Pour les anthropologues du travail, l'idée selon laquelle la position sociale et le revenu augmentaient à mesure que le travail réalisé s'éloignait de l'interaction physique avec la matière et l'ancrage géographique ne se vérifierait plus. Cette génération de cadres redéfinit les codes de la réussite sociale et de l'épanouissement au travail. Ceux-ci rompent les oppositions entre l'intellectuel et le manuel ; le cognitif et le matériel. Ils (re)valorisent la proximité avec la matière, le patrimoine et le territoire, sans renier pour autant le capital culturel et technique acquis sur les bancs des écoles d'élites.
De la réappropriation du patrimoine à la start-up technologique, le grand écart des néo-entrepreneurs
Si l'aspiration au changement post-crise devait se confirmer chez les jeunes marocains des professions intellectuelles, elle produirait une vague sans précédent de néo-entrepreneurs pour ré-enchanter l'économie du quotidien et les territoires.
L'économie numérique est un gisement d'opportunités entrepreneuriales innombrables pour les jeunes cadres transfuges des grandes entreprises. En particulier, la transformation par le digital du service au citoyen, de l'éducation, de la santé, du patrimoine matériel et immatériel, de l'agriculture, etc. sont autant d'occasions de dépasser les défaillances révélées par la crise sanitaire et favoriser des structures socio-économiques plus robustes et inclusives.
Les territoires – en dehors de l'axe Kenitra-Casablanca et de Tanger – ont été largement boudés par les élites diplômées. Or ils recèlent dans leur diversité et leurs singularités des atouts pour structurer des circuits courts et circulaires de production et de consommation, en faveur d'une économie de la proximité plus agile et plus résiliente. Ces territoires regorgent de singularités et de terroirs qu'il faut redécouvrir et transformer en capital spatial valorisé.
Enfin, le patrimoine immatériel - culturel, artisanal, gastronomique, etc. - est un espace d’opportunités dans le lequel les « manipulateurs de symboles » peuvent aisément transposer leurs expertises techniques et relationnelles pour réinventer et revaloriser des métiers et des expressions de la singularité marocaine.
Les élites intellectuelles qui optent pour cette rupture ne se contentent pas de vendre des produits et des services, ils façonnent leur vie et leur environnement à l'image de leurs passions, de leurs valeurs et du sens qu'ils attribuent au travail. Ils deviennent dans un certain sens les artisans-entrepreneurs de leur biographie et de la société.
De la réappropriation du patrimoine à la start-up technologique, le grand écart des néo-entrepreneurs
Si l'aspiration au changement post-crise devait se confirmer chez les jeunes marocains des professions intellectuelles, elle produirait une vague sans précédent de néo-entrepreneurs pour ré-enchanter l'économie du quotidien et les territoires.
L'économie numérique est un gisement d'opportunités entrepreneuriales innombrables pour les jeunes cadres transfuges des grandes entreprises. En particulier, la transformation par le digital du service au citoyen, de l'éducation, de la santé, du patrimoine matériel et immatériel, de l'agriculture, etc. sont autant d'occasions de dépasser les défaillances révélées par la crise sanitaire et favoriser des structures socio-économiques plus robustes et inclusives.
Les territoires – en dehors de l'axe Kenitra-Casablanca et de Tanger – ont été largement boudés par les élites diplômées. Or ils recèlent dans leur diversité et leurs singularités des atouts pour structurer des circuits courts et circulaires de production et de consommation, en faveur d'une économie de la proximité plus agile et plus résiliente. Ces territoires regorgent de singularités et de terroirs qu'il faut redécouvrir et transformer en capital spatial valorisé.
Enfin, le patrimoine immatériel - culturel, artisanal, gastronomique, etc. - est un espace d’opportunités dans le lequel les « manipulateurs de symboles » peuvent aisément transposer leurs expertises techniques et relationnelles pour réinventer et revaloriser des métiers et des expressions de la singularité marocaine.
Les élites intellectuelles qui optent pour cette rupture ne se contentent pas de vendre des produits et des services, ils façonnent leur vie et leur environnement à l'image de leurs passions, de leurs valeurs et du sens qu'ils attribuent au travail. Ils deviennent dans un certain sens les artisans-entrepreneurs de leur biographie et de la société.
Hicham SEBTI, Docteur en Management de l’Université Paris-Dauphine, Enseignant-Chercheur en Management de la Performance et Directeur de l'Euromed Business School au sein de l'Université Euromed de Fès, Chercheur associé au RIEMAS.