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Culture

[ Entretien avec Khalid Lyamlahy ] « La critique littéraire est un élément indispensable de la chaîne culturelle et éditoriale »


Rédigé par Abdallah BENSMAÏN le Mercredi 14 Juillet 2021

Au moment où se publient des ouvrages à longueur d’année et se multiplient les éditeurs, la critique littéraire s’absente sans crier gare. Tentative d’analyse de ce paradoxe avec Khalid Lyamlahy, lecteur averti de Abdelkébir Khatibi, Abdellatif Laâbi et Mohammed Khaïr-Eddine et spécialiste de la littérature maghrébine.



La critique est une école de l’exigence et de l’humilité.
La critique est une école de l’exigence et de l’humilité.

- Si jusqu’aux années 90, la critique littéraire sur la littérature maghrébine a donné quelques plumes, le paysage s’est considérablement appauvri. Ce constat vous semble-t-il réaliste ?

- Même si je n’ai pas une connaissance parfaite du paysage critique au Maghreb, je suis avec beaucoup d’intérêt les publications locales et il me semble qu’il y a en effet très peu de critiques littéraires à proprement parler. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette carence.

Tout d’abord, il y a très peu de plateformes littéraires dédiées, y compris en ligne. Les rubriques et les suppléments culturels des quotidiens jouent un rôle important pour informer le lecteur des dernières parutions et les présenter de manière succincte mais n’offrent peut-être pas l’espace nécessaire pour des lectures critiques plus développées.

Ensuite, l’exercice de la critique littéraire nécessite un effort conséquent en termes de temps, de lecture et d’analyse, un effort que tout le monde n’est pas prêt à fournir, et ce pour diverses raisons. Par ailleurs, la critique littéraire manque de reconnaissance symbolique et est rarement prise au sérieux, ce qui est problématique car elle demeure indispensable à l’animation culturelle et à la chaîne économique du livre.

Enfin, et c’est là une tendance internationale, le nombre important et la cadence accélérée des publications (souvent au détriment de la qualité) laissent très peu de temps pour « digérer » les livres et réfléchir à leurs contenus. Contrairement aux années 1970 et 1980 où il y avait moins de publications et où chaque nouvelle parution constituait un événement en soi, suscitait le débat et bénéficiait souvent d’un accompagnement critique de qualité, nous avons aujourd’hui un trop-plein de publications qui ne reçoivent pas l’attention critique nécessaire.


- Cette carence s’explique-t-elle, par ailleurs, par une sorte de désengagement de l’université et par une quasi-inexistence de revues de critique littéraire ?

- On établit habituellement une distinction entre la critique académique et la critique journalistique. La première est tenue par les codes du travail universitaire et son rythme dépend des calendriers des publications académiques.

La seconde, plus flexible, prend diverses formes et a le mérite d’accompagner l’actualité éditoriale. Il me paraît indispensable que les universitaires puissent, parallèlement à leurs travaux de recherche, investir le domaine de la critique littéraire pour y apporter leur rigueur, leur méthodologie et leurs connaissances.

Cela leur permettra à la fois de s’adresser à un public plus large, de valoriser les travaux de leurs confrères et d’enrichir leur propre production. Malheureusement, je constate – au Maghreb et ailleurs – que la critique littéraire continue d’être incomprise, dévalorisée ou mal perçue au sein des milieux universitaires (ce qui est moins le cas aux Etats-Unis, par exemple). Je pense qu’il faut envisager la recherche et la critique comme deux activités complémentaires avec des passerelles et des axes d’enrichissement mutuel.

L’autre problème que je note est le manque de continuité dans l’exercice de la critique littéraire : nous avons besoin de plumes dédiées et de plateformes bien identifiées, y compris par les maisons d’édition, pour espérer renforcer et prolonger le cycle de vie du livre.


- Concernant votre propre pratique de la critique littéraire, quelle perception en avez-vous ?

- La critique est une école de l’exigence et de l’humilité. Tout d’abord, l’exercice me demande un effort conséquent au niveau de la lecture, de la prise de notes et de la rédaction. Je m’efforce de faire de mes critiques à la fois des comptes rendus détaillés des livres et surtout des analyses de leurs structures, de leurs arguments et de leurs particularités thématiques, esthétiques ou poétiques.

Bien entendu, je tiens compte des éléments biographiques et des contextes d’écriture et de publication mais je travaille toujours à partir des textes et de leurs qualités intrinsèques. Il m’arrive de mobiliser les méthodes et les outils universitaires mais en veillant à les adapter au grand public. L’idée est d’offrir des critiques à la fois rigoureuses, constructives et agréables à lire.

Par ailleurs, je conçois la critique littéraire comme un exercice de réflexion et d’écriture guidé par une forme de générosité dans le sens où il s’agit de mettre en avant le travail de l’autre, d’en valoriser l’effort et la démarche, et de s’effacer au profit du dialogue avec le texte recensé. Il est plus facile de dénigrer un travail ou d’en livrer une image réductrice que de chercher, preuves à l’appui, à en éclairer les réussites et les lacunes. La critique littéraire est un prolongement de l’oeuvre, un acte de partage et de transmission et une invitation à la lecture attentive et rigoureuse.


- Quel est votre rapport personnel, en termes de présupposés, au livre que vous analysez ?

- Il y a des thèmes qui m’interpellent plus que d’autres et je choisis les livres en fonction de mes orientations de recherche ou des questions qui me paraissent d’actualité, dignes d’intérêt ou insuffisamment étudiées. Je pars toujours du postulat que chaque livre a un ou plusieurs points forts qu’il faut mettre en évidence et partager avec le lecteur.

Il m’arrive de faire des recensions de livres écrits par des auteurs que je connais. Cela n’est pas un problème en soi car je m’en tiens à l’analyse textuelle et au dialogue critique avec les textes en question.

Comme je publie principalement dans des revues françaises, anglaises ou américaines, mes choix sont guidés également par le besoin de promouvoir la production marocaine et maghrébine à l’échelle internationale ; c’est aussi mon rôle en tant qu’universitaire et critique basé à l’étranger.


- Vos lectures critiques sont régulièrement publiées en ligne, dans des revues généralement françaises… Quelle part occupent les revues universitaires dans vos publications ?

- Mes critiques sont publiées dans plusieurs revues en ligne, principalement En Attendant Nadeau, Non-Fiction.fr et Zone Critique. Je travaille d’habitude sur des livres qui m’intéressent parmi les « Services Presse » reçus par ces revues mais il m’arrive aussi de leur proposer mes critiques de manière spontanée.

Parallèlement à ces contributions, je publie des lectures critiques dans des revues universitaires, principalement autour d’ouvrages académiques dans le domaine des littératures francophones et des études postcoloniales. Le rythme de production de ces recensions est un peu plus lent car la lecture des ouvrages demande plus de temps et la publication peut prendre plus d’un an.

Enfin, il m’arrive de publier des critiques dans des revues à caractère universitaire mais accessibles au grand public, comme La Vie des idées ou Afrique contemporaine. La diversité des plateformes est un atout car elle permet de répondre à des besoins différents et d’adapter le discours critique au lectorat. Ceci étant, nous avons besoin de plus d’efforts pour créer des passerelles et étendre la diffusion des lectures par-delà les frontières géographiques et disciplinaires.


- La critique littéraire des revues et celle des universités peuvent-elles se rencontrer ? Peut-on concevoir une littérature sans critique littéraire ?

- La critique littéraire est un élément indispensable de la chaîne culturelle et éditoriale. Je pense qu’il faut la concevoir non pas comme opposée au travail universitaire mais comme son complément utile et indispensable car elle permet de suivre l’actualité du livre (là où le travail universitaire nécessite plus de temps et n’a pas vocation à suivre le rythme des parutions) et d’atteindre un public plus large (là où l’audience des travaux universitaires reste limitée faute d’accès ou de connaissances).

Une littérature sans critique littéraire est condamnée à voir défiler les ouvrages sans possibilité de reconnaissance, de dialogue ou de réflexion. Certes, les rencontres avec les auteurs, les tables rondes et les conférences peuvent assurer cette fonction mais une critique sérieuse permet de reconnaître l’effort des écrivains, d’ouvrir des champs de réflexion et d’enrichir le débat public.
 
Propos recueillis par : Abdallah BENSMAÏN


Fiche d’identité
 
Khalid Lyamlahy est Assistant Professor à l’Université de Chicago où il enseigne et travaille principalement sur la littérature maghrébine. Ancien ingénieur de l’École des Mines d’Alès, il est titulaire d’un Doctorat en littérature de l’Université d’Oxford et d’un Master en littérature comparée de l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle. Il a préfacé l’oeuvre poétique d’Abdellatif Laâbi (Editions du Sirocco, 2018) et codirigé le premier ouvrage collectif en anglais consacré à Abdelkébir Khatibi (Liverpool University Press, 2020).

Outre ses publications académiques, il contribue à plusieurs revues littéraires et est l’auteur d’un premier roman, Un roman étranger (Editions Présence Africaine, 2017).