- La série télévisée « Jouj Wjouh » connaît un succès notable depuis sa diffusion. S’attendiez-vous à cette réussite populaire ? Qu’est-ce qui séduit, selon vous, le public marocain dans ce projet ?
Sincèrement oui, vu l’originalité de l’idée mais également l’effort fourni par toute l’équipe pour sa concrétisation. Le public marocain qui s’est habitué, depuis des années, au même décor dans les séries télévisées, s’est retrouvé devant une nouvelle atmosphère plutôt libre et loin de la famille, la villa, le bureau…
De plus, en tant que réalisateur, je cherche toujours à m’aventurer dans de nouvelles atmosphères. Dans « Jouj Wjouh », en particulier, nous sommes partis à l’exploration du monde de la mendicité, un phénomène jamais traité en tant que tel dans les productions artistiques.
Au cours de l’écriture du scénario aux côtés de Hinda Sikkal, avec un atelier d’écriture, nous avons pris le temps nécessaire pour ficeler les personnages, psychologiquement et physiquement, et pour travailler les axes narratifs de sorte que l’histoire crée un certain attachement avec le public dès le premier épisode. Nous sommes convaincus que lorsqu’un travail artistique crée cet attachement avec le public, le succès est garanti.
Dans la phase de réalisation, notre défi consistait à identifier une approche réaliste afin d’aboutir à une série populaire et très proche du vécu du téléspectateur marocain. Ce genre de productions artistiques est promis à un succès du moment que le téléspectateur s’identifie incontestablement dans les personnages.
L’autre enjeu était aussi de réussir cette combinaison des genres, entre drame et comédie ainsi que des styles, entre modernité et popularité afin d’aboutir à un nouveau genre qui est la comédie dramatique.
- La série traite d’un sujet social de grande actualité, celui de la mendicité. D’où est venue l’idée de faire une série concernant cette problématique ?
La mendicité est un phénomène parmi d’autres dont on parle rarement. Dans mes productions, je fais toujours le choix de lever le voile sur des thématiques complexes et parfois taboues. L’exemple est celui de la thématique de l’impuissance sexuelle chez l’homme que nous avons traité pour la première fois dans la série « Ila Dak Lhal ». Cette série a connu un grand succès car la thématique a été traitée de façon adaptée à la société marocaine, ouverte et conservatrice à la fois. Comme c’est le cas aujourd’hui de « Jouj Wjouh ».
Pour répondre à votre question, je dirai que le choix de la thématique découle de notre vécu avec les mendiants qu’on croise chaque jour dans n’importe quel coin de notre ville. Dans la rue, devant les centres commerciaux, dans les bus, et même dans les trains, chacun mendie à sa façon. Ce phénomène prend encore de l’ampleur pendant le Ramadan, suscitant l’ire des Marocains qui mettent en question l’ordre public.
C’est pour cela, d’ailleurs, que nous avons choisi d’en parler dans toutes ses facettes pour briser le silence des Marocains, souvent pris par leurs émotions. C’est aussi une manière de décortiquer ce « commerce » pour que les citoyens aient conscience de ce qu’on appelle « les réseaux de mendicité » opérant au su et au vu de tout le monde et dont les victimes sont souvent des enfants.
- La série découle-t-elle d’un vécu ? Autrement dit, avez-vous eu l’occasion de vous imprégner de situations vécues proches de votre entourage pour réaliser ce projet ?
Ce travail a été fait pendant la phase de préparation du scénario où nous avons fait un brainstorming de situations que nous avons vécues dans la rue. Ça aurait été possible de faire des mises en scène où des mendiants débutent : «Sadaka lillah!» (De l’aumône pour Dieu). Cependant, je voulais traiter ce phénomène dans son fond avec de nombreux cas de mendicité dont chaque Marocain peut témoigner.
Ainsi, on s’est fixé le défi qu’aucun cas de mendicité ne ressemble à l’autre dans chaque épisode. Chaque cas de mendicité, qui peut exister, est mis en scène dans la série, qu’ils soient des Marocains ou des étrangers basés au Maroc, de mendiants de bonne ou de mauvaise foi.
- S’agit-il d’une manière de lutter contre ce phénomène inquiétant ?
L’objectif était d’abord de briser le silence concernant ce phénomène et de justifier les questionnements des Marocains à chaque fois qu’ils se retrouvaient devant un mendiant. Généreux mais parfois intimidés, ils se retrouvent dans une situation complexe où il est difficile de distinguer entre celui qui mérite de l’aide et celui qui ne la mérite pas. Cela est d’autant plus légitime après avoir croisé de faux mendiants qui font de cette activité un commerce.
Sincèrement, je n’ai rien contre les couches sociales vulnérables qui se donnent à cette activité pour un gain de pain. Par contre, l’émergence de réseaux de mendiants qui suscitent la pitié des Marocains, en utilisant des enfants et des femmes pour s’enrichir, m’inquiète énormément.
D’ailleurs, je suis heureux de constater l’écho positif de la thématique traitée parmi les institutions publiques. Quelques jours après sa diffusion, j’ai eu le plaisir d’être invité à une réunion organisée par le Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) concernant les voies possibles pour lutter contre ce phénomène. De ce fait, je suis optimiste quant à la possibilité d’un changement radical dans ce sens.
- Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées sur le terrain, notamment en temps de tournage dans la rue ?
Vu la sensibilité de la thématique traitée, nous avons eu un problème de tournage dans les décors choisis. Certains habitants ont exprimé leur refus de prendre des séquences dans leurs quartiers, avançant qu’il s’agit d’une manière de promouvoir ce phénomène dans leur entourage.
Dans certains lieux, à savoir le cimetière, nous étions attaqués par les vrais personnages de « Jouj Wjouh ». Lesquels ont refusé de dévoiler quelques pistes de leurs secrets. Cela nous a coûté du temps et nous a même poussés, dans certains cas, à changer le décor pour pouvoir prendre tranquillement nos séquences.
A part ça, nous étions surpris de voir de vrais mendiants participer à la série lorsque nous avons emprunté leur propre décor.
- Cela a-t-il conduit à des changements au niveau du scénario dans la phase du tournage ?
Il n’y pas eu de grands changements mais plutôt des enrichissements. L’exemple ici est celui du rôle de « Tibaria », interprété par Sahar Sadiki, qui était presque inexistant dans le scénario. C’est en s’inspirant de plusieurs mendiants que j’ai rencontrés dans la phase du tournage que j’ai essayé de lui trouver de petites anecdotes pour animer le monde de la mendicité.
- Est-ce que vous avez reçu des commentaires de la part des mendiants après la diffusion de la série ?
J’ai constaté que beaucoup de mendiants se défendent devant les micros, soulevant leur incapacité à ramener de l’argent depuis la diffusion de la série. Notre objectif, derrière cette production ramadanesque, est de créer le débat autour de la mendicité pour que les pouvoirs publics développent de nouveaux mécanismes de lutte, dépassant ceux qui se sont montrés inefficaces.
- Les personnages de la série sont effectivement très complexes. Comment s’est fait le choix des acteurs et actrices pour interpréter ces rôles ?
A partir du scénario et des personnages qu’on a créés, pendant deux ans, je n’ai pas pu imaginer les rôles de « Bastouf » et de « Mahjouba », interprétés par de grands acteurs. Je suis convaincu que l’expérience riche des acteurs mène toujours vers le succès de l’œuvre produite. Outre ces grandes figures, j’ai opté pour de nouveaux acteurs qui participent pour la première fois dans une production marocaine. Une façon d’enrichir la série mais également pour permettre au public de découvrir de nouveaux visages qui sont plus connus à l’étranger, notamment Marie-Batoul Prenant. Celle-ci a été la meilleure pour interpréter le rôle en question, tout en gardant le développement normal de l’histoire.