Philippe Jaccottet est un intellectuel suisse romand qui n’a cessé de participer, et triplement, à l’élaboration de l’épistémè poétique moderne en labourant des domaines de savoir aussi différents qu’on ne sait lequel des visages préférer: celui de l’essayiste, du poète ou du traducteur. Son écriture est un patchwork générique : ses œuvres poétiques, ses récits, ses essais théoriques sur l’art et sur la littérature, ses traductions et la cohérence intellectuelle qui lui est reconnue fait de lui une figure centrale de la culture occidentale moderne. Toutes ces facettes sont traversées par la même inquiétude, celle d’une exigence éthique et phénoménologique et par le même pari, celui de maintenir ouvert dans l’écriture le passage du monde sensible en son immédiateté, sans preuve ni médiation conceptuelle pour en reconnaître aussitôt la valeur de vérité.
Jaccottet trouve la formule d’une réplique efficace en refusant d’adhérer aux mythes de la globalité, de l’hyper individualisme et du logocentrisme. Il affirme que la modernité n’est plus un horizon suffisant pour penser l’avenir de l’humanité. Selon lui, la poésie est appelée à se faire pensée critique et à être « une violence intérieure pour nous protéger de la violence extérieure ». C’est la nouvelle mission de la poésie que de réintégrer l’homme moderne au fond archéologique de son propre paysage intérieur et de lui réapprendre un langage qu’il a oublié, mais qui n’a pas disparu pour autant du palimpseste de la mémoire. Cette réhabilitation des droits de l’esprit, loin d’être régressive, peut, au contraire, recomposer l’intégralité psychique de l’homme moderne. Jaccottet préconise un savoir relevant d’une autre origine, un savoir immédiat et profond de ce déjà-là qui précède l’homme et le langage. De la sorte, la poésie se poserait en « gardienne de l’être ».
Le pari poétique de Jaccottet s’inscrit dans l’instant et non dans la durée ; il se propose d’approfondir la pratique du monde sensible et de fonder un espace lyriquement habitable, une terre d’enracinement, d’écoute et de partage. Ce « lyrisme horizontal » ne prive pas le poète de s’orienter, verticalement, vers la transcendance et vers la pensée du « sacré ». Son entreprise paraît à la fois justifiée et paradoxale quand il se propose d’atteindre « ce qui est » ou, pour reprendre Starobinski, de « déchiffrer une évidence qui attend une mise en évidence ».
Le poète de l’être
Pour Jaccottet, l’installation à Grignan en 1953, a une facture fondatrice. La maison, élue comme domicile provincial à l’enracinement du couple et de la famille, offre au poète l’espace de la vision en se constituant comme un centre à la fois privé et cosmique à partir duquel s’ordonnent l’espace et le temps. Ainsi l’espace fini du foyer familial s’ouvre-t-il sur l’illimité pour rendre perceptible l’ordonnancement du cosmos. Là où le regard profane ne saisit que des éléments disjoints, un regard attentif saura prendre la mesure du réel, remonter à l’origine et voir au-delà des frontières qui ceignent les lieux. Là où la pensée du monde s’ordonne autour d’un centre, celle de Jaccottet reconnaît une multiplicité des lieux.
La quête du poète se situe au niveau de la difficile jonction entre le monde éclaté et amorphe de la société profane où les « hauts-lieux » sont souvent dénaturés par l’exploitation commerciale et le monde unifié qui peut se recomposer au regard de qui sait dépasser les apparences. La multiplicité des lieux résulte de l’éclatement du Paradis et de sa dispersion en fragments. Nous sommes face à une problématique du lieu appréhendée dans sa conception novalissienne d’un monde après la chute, où l’homme doit se résigner à la perte du paradis, mais sait qu’il peut rester en contact avec lui. Le poème étant le lieu d’une possible régénération du monde, mais Jaccottet signale la difficulté de la tâche, son aspect nécessairement imparfait et inachevé.
Le poète de Grignan dépasse son propre sentiment d’incapacité en attribuant à l’insuffisance une dimension universelle liée à la finitude humaine. Sa réflexion ne s’inscrit pas, comme chez les romantiques allemands, dans une perspective historique, mais elle définit une situation existentielle qui mène à la connaissance de soi. Au-delà des excès de Requiem et des incertitudes inhibitrices de L’Effraie, le troisième recueil, L’ignorant, réalise l’équilibre poétique tant souhaité en biffant les propos affirmatifs et les traces du ton péremptoire. Jaccottet n’est plus désormais animé par le désir de conclure, il en appelle à un suspens et à une écoute attentive où le moi s’efface pour mieux accueillir les appels du monde. Cet effacement affiché induit une nécessaire humilité et dessine la figure d’un poète soucieux de prendre une juste mesure de ce qu’il est et de ce qu’il peut accomplir réellement. Ce régime poétique est inséparable d’une ascèse qui oblige le poète au devoir éthique de vigilance et d’effacement. Pour Jaccottet, le retrait s’érige en lieu à partir duquel la vie puisse reprendre sens et réhabiliter ses droits de cité contre les déterminismes qui l’enchaînent.
L’épreuve thanatique est la métaphore obsédante qui investit l’imaginaire jaccottetien. Une série de disparitions ont profondément affecté le poète : celle d’Ungaretti, de Pierre-Louis Matthey, de Paul Celan, de Christiane Martin du Gard, de Jean-Follain, morts dans des conditions violentes et absurdes. Toute l’œuvre se ramène à une mythologie plaquée sur une course à déromantiser la mort et à allégoriser le poétique comme une expérience de la perte inscrite en creux. Dès sa jeunesse, Jaccottet semble sourdre l’angoisse de la mort. Cette inquiétude prend plusieurs visages, celui de l’effraie, des cormorans, de la nuit, mais aussi celui d’une conscience de finitude qui attise le désir de vivre et de créer.
La mort y paraît occuper une place essentielle mais ambiguë : elle apparaît tout à la fois comme aiguillon et frein. Elle est aiguillon dans la mesure où elle est un incessant rappel à l’ordre contre les risques d’égarement de soi et contre la tentation du lyrisme intempestif. Elle est un frein, car l’effroi devant la mort, s’il oblige à une certaine justesse, empêche aussi l’accomplissement. L’épreuve thanatique dessine un univers marqué par la séparation irrévocable qui ne trouve sa place dans aucun ordre à même d’en apaiser la violence.
Cette détermination implacable fait entendre un autre ton, une autre voix plus proche de la prose et plus éloignée du lyrisme grandiloquent, et incite le poète à écrire en « baissant le ton » et à « abréger ses tâtonnements ».
Jaccottet trouve la formule d’une réplique efficace en refusant d’adhérer aux mythes de la globalité, de l’hyper individualisme et du logocentrisme. Il affirme que la modernité n’est plus un horizon suffisant pour penser l’avenir de l’humanité. Selon lui, la poésie est appelée à se faire pensée critique et à être « une violence intérieure pour nous protéger de la violence extérieure ». C’est la nouvelle mission de la poésie que de réintégrer l’homme moderne au fond archéologique de son propre paysage intérieur et de lui réapprendre un langage qu’il a oublié, mais qui n’a pas disparu pour autant du palimpseste de la mémoire. Cette réhabilitation des droits de l’esprit, loin d’être régressive, peut, au contraire, recomposer l’intégralité psychique de l’homme moderne. Jaccottet préconise un savoir relevant d’une autre origine, un savoir immédiat et profond de ce déjà-là qui précède l’homme et le langage. De la sorte, la poésie se poserait en « gardienne de l’être ».
Le pari poétique de Jaccottet s’inscrit dans l’instant et non dans la durée ; il se propose d’approfondir la pratique du monde sensible et de fonder un espace lyriquement habitable, une terre d’enracinement, d’écoute et de partage. Ce « lyrisme horizontal » ne prive pas le poète de s’orienter, verticalement, vers la transcendance et vers la pensée du « sacré ». Son entreprise paraît à la fois justifiée et paradoxale quand il se propose d’atteindre « ce qui est » ou, pour reprendre Starobinski, de « déchiffrer une évidence qui attend une mise en évidence ».
Le poète de l’être
Pour Jaccottet, l’installation à Grignan en 1953, a une facture fondatrice. La maison, élue comme domicile provincial à l’enracinement du couple et de la famille, offre au poète l’espace de la vision en se constituant comme un centre à la fois privé et cosmique à partir duquel s’ordonnent l’espace et le temps. Ainsi l’espace fini du foyer familial s’ouvre-t-il sur l’illimité pour rendre perceptible l’ordonnancement du cosmos. Là où le regard profane ne saisit que des éléments disjoints, un regard attentif saura prendre la mesure du réel, remonter à l’origine et voir au-delà des frontières qui ceignent les lieux. Là où la pensée du monde s’ordonne autour d’un centre, celle de Jaccottet reconnaît une multiplicité des lieux.
La quête du poète se situe au niveau de la difficile jonction entre le monde éclaté et amorphe de la société profane où les « hauts-lieux » sont souvent dénaturés par l’exploitation commerciale et le monde unifié qui peut se recomposer au regard de qui sait dépasser les apparences. La multiplicité des lieux résulte de l’éclatement du Paradis et de sa dispersion en fragments. Nous sommes face à une problématique du lieu appréhendée dans sa conception novalissienne d’un monde après la chute, où l’homme doit se résigner à la perte du paradis, mais sait qu’il peut rester en contact avec lui. Le poème étant le lieu d’une possible régénération du monde, mais Jaccottet signale la difficulté de la tâche, son aspect nécessairement imparfait et inachevé.
Le poète de Grignan dépasse son propre sentiment d’incapacité en attribuant à l’insuffisance une dimension universelle liée à la finitude humaine. Sa réflexion ne s’inscrit pas, comme chez les romantiques allemands, dans une perspective historique, mais elle définit une situation existentielle qui mène à la connaissance de soi. Au-delà des excès de Requiem et des incertitudes inhibitrices de L’Effraie, le troisième recueil, L’ignorant, réalise l’équilibre poétique tant souhaité en biffant les propos affirmatifs et les traces du ton péremptoire. Jaccottet n’est plus désormais animé par le désir de conclure, il en appelle à un suspens et à une écoute attentive où le moi s’efface pour mieux accueillir les appels du monde. Cet effacement affiché induit une nécessaire humilité et dessine la figure d’un poète soucieux de prendre une juste mesure de ce qu’il est et de ce qu’il peut accomplir réellement. Ce régime poétique est inséparable d’une ascèse qui oblige le poète au devoir éthique de vigilance et d’effacement. Pour Jaccottet, le retrait s’érige en lieu à partir duquel la vie puisse reprendre sens et réhabiliter ses droits de cité contre les déterminismes qui l’enchaînent.
L’épreuve thanatique est la métaphore obsédante qui investit l’imaginaire jaccottetien. Une série de disparitions ont profondément affecté le poète : celle d’Ungaretti, de Pierre-Louis Matthey, de Paul Celan, de Christiane Martin du Gard, de Jean-Follain, morts dans des conditions violentes et absurdes. Toute l’œuvre se ramène à une mythologie plaquée sur une course à déromantiser la mort et à allégoriser le poétique comme une expérience de la perte inscrite en creux. Dès sa jeunesse, Jaccottet semble sourdre l’angoisse de la mort. Cette inquiétude prend plusieurs visages, celui de l’effraie, des cormorans, de la nuit, mais aussi celui d’une conscience de finitude qui attise le désir de vivre et de créer.
La mort y paraît occuper une place essentielle mais ambiguë : elle apparaît tout à la fois comme aiguillon et frein. Elle est aiguillon dans la mesure où elle est un incessant rappel à l’ordre contre les risques d’égarement de soi et contre la tentation du lyrisme intempestif. Elle est un frein, car l’effroi devant la mort, s’il oblige à une certaine justesse, empêche aussi l’accomplissement. L’épreuve thanatique dessine un univers marqué par la séparation irrévocable qui ne trouve sa place dans aucun ordre à même d’en apaiser la violence.
Cette détermination implacable fait entendre un autre ton, une autre voix plus proche de la prose et plus éloignée du lyrisme grandiloquent, et incite le poète à écrire en « baissant le ton » et à « abréger ses tâtonnements ».
Mohammed ZEROUALI