En 2017, le réalisateur français Michel Harzanavicius (« The Artist ») réalise « Le Redoutable », un biopic consacré à Jean-Luc Godard. Le film se referme sur cette épique réplique du cinéaste franco-suisse : « Si tu demandes à un acteur de dire que les acteurs sont cons, il le fait. » Et que pense-t-il de ceux qui font du « cinéma traditionnel » tel qu’il le qualifie ? Toute la complexité qu’inspire cette chère Nouvelle Vague dont il est l’icône. Godard aura décomposé, décomplexé et fracturé une audience propre sur elle mais prête à se « salir » les neurones par une vision inédite, prompte à démolir des codes installés des décennies durant. Et que découvre-t-on ? Un créateur dégoulinant de réalisations fécondes en contre-pieds, en contre-courants, en contres tout court. Il est le percutant, l’iconoclaste, le cruel, le bouleversant, le nonchalant, l’incompris, l’énigmatique, le génial, le passionné, l’anecdotique… Autant de superlatifs qui suintent allégrement sur son épiderme. Et, avec cela, quelques plaies qui lui percent l’imagination.
Jean-Luc Godard embrasse la vie avec fougue en lui crachant dessus. Le critique de cinéma (La Gazette du cinéma, Les Cahiers du cinéma, Arts) et amoureux de Balzac finit par passer à l’acte, réalisant une centaine de films, s’exprimant à sa manière, c’est-à-dire en laissant à l’interlocuteur de larges plages d’interprétations souvent infructueuses.
La rencontre avec Nour-Eddine Saïl
Chez Godard, la réflexion ne fait pas forcément ménage apaisé avec le propos. En 1974, il reçoit Nour-Eddine Saïl venu l’entretenir pour le compte du défunt Maghreb Informations. Lors de ce dialogue fleuve, Saïl s’arrête sur le gauchisme, terme récurrent dans la bouche du cinéaste pendant l’interview. La réponse de Godard à « c’est quoi pour vous être gauchiste ? » est aussi édifiante que surréaliste : « Ben. Ça veut dire… Je ne sais pas… Pour l’exprimer d’une manière provocante... Je ne sais pas quoi ! Quelqu’un qui est un contestataire à quelque niveau qu’il soit si vous voulez. C’est comme la famille : il y a le papa et la maman. Le papa c’est le capital, la maman c’est la révolution. Et puis ça ne sert à rien que… On vit dans un monde qui a ces deux-là, et c’est ce qui en sort. Enfin c’est très long de parler des trucs comme ça… Ce qu’on peut dire un moment surtout c’est qu’on a été trop isolés. On faisait peut-être des trucs intéressants. On a redit : avant de filmer des choses intéressantes il faut peut-être les produire de manière intéressante. Apercevons-nous que ce n’est pas parce qu’on nous fourre un appareil de photo entre les mains qu’on sait prendre une photo. On sait peut-être prendre une photo, mais en prendre deux et les mettre côte à côte… Enfin des tas de choses comme ça. C’est-à-dire, pensons la production aussi. Regardons ce que font nos mains. Et puis, quand on est isolé ça devient vite trop intellectuel, ou trop abstrait. Le moment abstrait est juste, mais s’il s’éternise trop, il n’y a pas le repassage au concret. Et c’est précisément le Système qui vous fait travailler de manière concrète comme dans le cinéma traditionnel. Mais ce concret est tellement vidé de concret qu’il équivaut à un abstrait. C’est les films que l’on voit à l’heure actuelle. Mais que si l’on essaye de s’en extraire et de faire quelque chose dit ‘’parallèle’’… Par exemple le mot ‘’cinéma parallèle’’. Mais, parallèle à la société ça veut dire qu’ils ne se rejoignent jamais. On ne touche jamais le réel si on lui est parallèle. Donc, il faut pouvoir le croiser. Mais on en est un peu là. » Un délire intellectuel qui n’a rien d’une divagation, le cinéaste au passé d’artiste peintre ne répondant qu’à ce que lui dictent ses pulsions immédiats. Il a bien rétorqué récemment à une jeune femme qui l’interpelle à la sortie d’un supermarché suisse sur le sens de la vie : « Il n’y a rien à comprendre. Il faut juste regarder et écouter. »
L’épisode Mehdi Ben Barka
Jean-Luc Godard est un cinéaste qui exècre la télévision (« Au cinéma on lève la tête, à la télévision on la baisse ») qu’il fréquente avec plus d’échecs que de succès, voyant souvent ses téléfilms et documentaires prendre le chemin du classement vertical, en bon français : la poubelle. Après quelques courts métrages et sa rencontre avec l’actrice Anna Karina (lire plus loin), il suscite étonnement et admiration qui se traduisent plus tard par l’octroi de prix prestigieux. Il est l’un des piliers du mouvement dit Nouvelle Vague aux côtés d’Éric Rohmer, François Truffaut, Claude Chabrol, Alain Resnais, Jacques Rivette, Louis Malle…
Dans la foulée d’un début de carrière reluisant, il réalise en 1966 un film politique, « Made in USA », qu’il scénarise. En 2006, il se confie : « J’ai relié le thème à un épisode marginal et lointain de l’affaire Ben Barka. J’ai imaginé que Figon n’était pas mort et qu’il s’était réfugié en province, qu’il avait écrit à sa petite amie de venir le rejoindre. Celle-ci le rejoint à l’adresse prévue et, quand elle arrive, elle le trouve vraiment mort. » Grièvement mort. L’auteur de «La Chinoise» poursuit son ascension en dents de scie jusqu’en 2018 avec le film-collage « Le Livre d’image » mais avec la reconnaissance de pairs ayant ou pas vécu étroitement avec lui les péripéties de Mai-68 jusqu’au mouvement dénonçant la même année la tenue du festival de Cannes.
Truffaut dit de lui en 1967 à la sortie de « Deux ou trois choses que je sais d’elle » qu’il coproduit : « Jean-Luc Godard n’est pas le seul à filmer comme il respire, mais c’est lui qui respire le mieux. Il est rapide comme Rossellini, malicieux comme Sacha Guitry, musical comme Orson Welles, simple comme Pagnol, blessé comme Nicolas Ray, efficace comme Hitchcock, profond, profond, profond comme Ingmar Bergman et insolent comme personne. » Et c’est cette insolence qui nous garde liés à son discours imagé, à ses images tellement parlantes ! Une Vague à ressacs vient de s’écraser sur les rivages de la complexité.
Jean-Luc Godard embrasse la vie avec fougue en lui crachant dessus. Le critique de cinéma (La Gazette du cinéma, Les Cahiers du cinéma, Arts) et amoureux de Balzac finit par passer à l’acte, réalisant une centaine de films, s’exprimant à sa manière, c’est-à-dire en laissant à l’interlocuteur de larges plages d’interprétations souvent infructueuses.
La rencontre avec Nour-Eddine Saïl
Chez Godard, la réflexion ne fait pas forcément ménage apaisé avec le propos. En 1974, il reçoit Nour-Eddine Saïl venu l’entretenir pour le compte du défunt Maghreb Informations. Lors de ce dialogue fleuve, Saïl s’arrête sur le gauchisme, terme récurrent dans la bouche du cinéaste pendant l’interview. La réponse de Godard à « c’est quoi pour vous être gauchiste ? » est aussi édifiante que surréaliste : « Ben. Ça veut dire… Je ne sais pas… Pour l’exprimer d’une manière provocante... Je ne sais pas quoi ! Quelqu’un qui est un contestataire à quelque niveau qu’il soit si vous voulez. C’est comme la famille : il y a le papa et la maman. Le papa c’est le capital, la maman c’est la révolution. Et puis ça ne sert à rien que… On vit dans un monde qui a ces deux-là, et c’est ce qui en sort. Enfin c’est très long de parler des trucs comme ça… Ce qu’on peut dire un moment surtout c’est qu’on a été trop isolés. On faisait peut-être des trucs intéressants. On a redit : avant de filmer des choses intéressantes il faut peut-être les produire de manière intéressante. Apercevons-nous que ce n’est pas parce qu’on nous fourre un appareil de photo entre les mains qu’on sait prendre une photo. On sait peut-être prendre une photo, mais en prendre deux et les mettre côte à côte… Enfin des tas de choses comme ça. C’est-à-dire, pensons la production aussi. Regardons ce que font nos mains. Et puis, quand on est isolé ça devient vite trop intellectuel, ou trop abstrait. Le moment abstrait est juste, mais s’il s’éternise trop, il n’y a pas le repassage au concret. Et c’est précisément le Système qui vous fait travailler de manière concrète comme dans le cinéma traditionnel. Mais ce concret est tellement vidé de concret qu’il équivaut à un abstrait. C’est les films que l’on voit à l’heure actuelle. Mais que si l’on essaye de s’en extraire et de faire quelque chose dit ‘’parallèle’’… Par exemple le mot ‘’cinéma parallèle’’. Mais, parallèle à la société ça veut dire qu’ils ne se rejoignent jamais. On ne touche jamais le réel si on lui est parallèle. Donc, il faut pouvoir le croiser. Mais on en est un peu là. » Un délire intellectuel qui n’a rien d’une divagation, le cinéaste au passé d’artiste peintre ne répondant qu’à ce que lui dictent ses pulsions immédiats. Il a bien rétorqué récemment à une jeune femme qui l’interpelle à la sortie d’un supermarché suisse sur le sens de la vie : « Il n’y a rien à comprendre. Il faut juste regarder et écouter. »
L’épisode Mehdi Ben Barka
Jean-Luc Godard est un cinéaste qui exècre la télévision (« Au cinéma on lève la tête, à la télévision on la baisse ») qu’il fréquente avec plus d’échecs que de succès, voyant souvent ses téléfilms et documentaires prendre le chemin du classement vertical, en bon français : la poubelle. Après quelques courts métrages et sa rencontre avec l’actrice Anna Karina (lire plus loin), il suscite étonnement et admiration qui se traduisent plus tard par l’octroi de prix prestigieux. Il est l’un des piliers du mouvement dit Nouvelle Vague aux côtés d’Éric Rohmer, François Truffaut, Claude Chabrol, Alain Resnais, Jacques Rivette, Louis Malle…
Dans la foulée d’un début de carrière reluisant, il réalise en 1966 un film politique, « Made in USA », qu’il scénarise. En 2006, il se confie : « J’ai relié le thème à un épisode marginal et lointain de l’affaire Ben Barka. J’ai imaginé que Figon n’était pas mort et qu’il s’était réfugié en province, qu’il avait écrit à sa petite amie de venir le rejoindre. Celle-ci le rejoint à l’adresse prévue et, quand elle arrive, elle le trouve vraiment mort. » Grièvement mort. L’auteur de «La Chinoise» poursuit son ascension en dents de scie jusqu’en 2018 avec le film-collage « Le Livre d’image » mais avec la reconnaissance de pairs ayant ou pas vécu étroitement avec lui les péripéties de Mai-68 jusqu’au mouvement dénonçant la même année la tenue du festival de Cannes.
Truffaut dit de lui en 1967 à la sortie de « Deux ou trois choses que je sais d’elle » qu’il coproduit : « Jean-Luc Godard n’est pas le seul à filmer comme il respire, mais c’est lui qui respire le mieux. Il est rapide comme Rossellini, malicieux comme Sacha Guitry, musical comme Orson Welles, simple comme Pagnol, blessé comme Nicolas Ray, efficace comme Hitchcock, profond, profond, profond comme Ingmar Bergman et insolent comme personne. » Et c’est cette insolence qui nous garde liés à son discours imagé, à ses images tellement parlantes ! Une Vague à ressacs vient de s’écraser sur les rivages de la complexité.
Anis HAJJAM