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Culture

Penser l’amour : Dans le jardin amoureux de Fatéma Mernissi


Rédigé par Khalid EL KHAMLICHI le Mercredi 17 Août 2022

Dans l’oeuvre au souffle novateur de l’écrivaine et sociologue Fatéma Mernissi (1940-2015), la question de l’amour s’est constituée comme un fil conducteur dans le déploiement de son projet de société nourri par le principe d’un dialogue permanent. Visite d’un jardin aux entrées multiples.



A fois objet littéraire, philosophique et sociologique, l’amour a été pensé par des philosophes et mystiques musulmans tels que Ibn Hazmou Ibn Qayim Al Jawziya. Dans la tradition occidentale, l’intérêt porté à l’analyse de ce sentiment va de Durkheim jusqu’aux travaux récents de Eva Ilouz pour ne citer que des sociologues. Aux confins de la sociologie et de la littérature, l’essayiste marocaine Fatéma Mernissi s’est très tôt intéressée à la place, au sens et aux manifestations de l’amour dans les sociétés arabo-musulmanes.

Dans La femme dans l’inconscient musulman, essai publié en 1982 sous le pseudonyme de Fatna Aît Sabbah, l’essayiste a réservé un chapitre à la question de l’amour soufi, de la poésie amoureuse et de la littérature religieuse courtoise dans le patrimoine culturel arabe. Elle y brosse le portrait de l’idéal amoureux et de la conception mystique de l’amour chez les soufis musulmans qu’elle érige en modèle du véritable amour, tels qu’Ibn Arabi ou Al Hallaj.

Pourtant, elle n’omet pas de rappeler le destin funeste de certains représentants de cet Islam amoureux marginalisé au profit d’une version plus rigoriste de la religion. La vision de l’amour soufi se définit comme une quête éternelle du Dieu-Amour, au-delà de toutes distinctions entre humain et divin, masculin ou féminin qui s’offrent à nous comme des alternatives à explorer : “Aimer une créature où se manifeste la beauté, que ce soit un rossignol qui chante, une fleur qui reçoit une goutte de rosée, ou une femme qui vous sourit, c’est aimer Dieu sous ses multiples formes”, nous dit Ibn Arabi, dont la spiritualité se fonde sur le monisme. Les grandes lignes des réflexions ébauchées par l’essayiste seront développées dans un livre publié quelques années plus tard sous le titre de l’Amour dans les pays musulmans.

De L’amour en terre d’Islam

Publié d’abord dans une première version par Jeune Afrique Plus en 1984, L’Amour dans les pays musulmans sera édité chez Albin Michel en 1986. L’ouvrage conserve d’ailleurs une prédominance d’un style plutôt journalistique dans ses grandes parties. C’est « un bouquet de réflexion », dit Mernissi dans l’introduction, comme pour évacuer toute prétention académique ou savante. Elle revisite encore la place de l’amour dans la culture musulmane, notamment à travers Le Collier de la colombe d’Ibn Hazm, et se demande « pourquoi cet aspect de l’islam est devenu si étranger ? Pourquoi aimer est devenu un acte ridicule de nos jours, une spécialité d’adolescents ? Qu’avons-nous fait du souvenir du prophète aimant ? Pourquoi est-il si absent de nos échanges banals, quotidiens, routiniers ?».

Cette volonté de questionner ce sentiment universel dans une société submergée par les « messages publicitaires occidentaux», dont les avatars seraient les réseaux sociaux aujourd’hui, dessine les contours de sa pensée à l’aune des traditions et du passé. Une série d’interrogations ponctue cet essai sur l’amour décliné en segments : la séduction, la beauté, le mariage et le couple, la vision des imams, des cadis, des philosophes et des historiens. On pourrait se demander pourquoi l’amour ? C’est parce qu’il est un lieu, un terrain d’enjeux politiques, économiques et sociaux qui génèrent des rapports de domination, de force et de soumission.

L’intérêt de Mernissi pour cette question est par ailleurs concomitant à ses combats féministes, comme si la lutte pour l’égalité passait par une revalorisation de l’amour : le sentiment amoureux serait l’antidote au machisme ou à la violence ambiante d’ordre physique ou symbolique exercée sur les autres. Cette idée sera une constante dans sa vision bâtie sur le principe du dialogue dans les relations entre les hommes et les femmes. La conversation « amoureuse » s’érige en pont pour relier les cultures, rapprocher les coeurs et abolir les frontières.

Textuellement, le dialogue demeure constant entre références d’Occident et d’Orient, permettant des rencontres :« Qui a dit que l’Occident et l’Orient ne se rencontrent jamais ? Eh bien, l’amour du moins en tant qu’il se révèle impossible, fait des miracles. Qui ressemble plus aux Occidentaux Tristan et Iseult que les Orientaux Urwa et son aimé Arfa ? », note l’écrivaine. Son regret ? La méconnaissance de nos adolescents de notre patrimoine culturel relatif à l’amour, qui serait due à « un processus anthropologique rétroactif » des mass-médias modernes qui digéreraient à leur façon notre passé. Elle formule ainsi des critiques virulentes à l’encontre de cette image de l’amour moderne telle que promue dans les films à succès hollywoodiens ou autres. Et revêt son habit de féministe pour dénoncer l’idéal féminin institué par les médias.

Dans l’esprit de l’essayiste, le portrait de la femme idéale serait le révélateur de la situation de celle-ci, de sa perception et sa représentation dans les esprits masculins (ou féminins d’ailleurs). La réflexion sur l’amour n’est absolument pas déconnectée de la réalité de la femme et par suite d’un discours de lutte contre les disparités et les inégalités hommes/femmes. Fatéma Mernissi recourt souvent à l’Histoire, au patrimoine pour montrer toute la dynamique sociale qu’il y avait au temps glorieux de la civilisation islamique en y sortant de l’ombre des figures de l’indépendance, de l’autonomie, de la liberté féminines, en somme : d’un matrimoine dont peut s’inspirer une jeunesse subjuguée par l’Occident dominant.

L’amour, un jeu d’enfant ?

Comment passe-t-on d’une société qui chantait l’amour à une société qui le réprime, le combat et l’infantilise ? La sociologue estime que sa génération (économistes, politiciens, intellectuels) qui était supposée « transformer » la société a échoué dans cette entreprise. Et d’ajouter : « Il n’y a pas eu de révolution des mentalités. Notre génération n’a pas créé d’alternatives viables. Ce malaise du couple reflète et accompagne le malaise économique, et politique. Seulement, il est sans doute plus douloureux : parce qu’il est vécu, en tant qu’expérience intime, non comme un problème général public, mais comme un échec personnel », l’avantage de cet aveu d’un triple échec est de révéler que la ré flexion sur l’amour va de pair avec les questions économiques et politiques et n’est point un jeu d’adolescents romantiques et rêveurs.

L’analyse du sentiment amoureux ne doit pas être reléguée au second rang, en attendant le développement d’autres domaines qui seraient prioritaires pour les pays musulmans. C’est une question centrale, qui doit être posée, analysée et décryptée en concomitance, simultanément avec les autres problèmes sociétaux. Quiconque prendrait cet aspect à la légère, serait aveugle et ignorant d’une réalité qu’il faut prendre en charge et assumer : penser l’amour n’est pas un loisir pour des esprits oisifs. 



Khalid EL KHAMLICHI



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