« Le Maghreb n’est ni une utopie ni un désastre mais une chance pour ses peuples », martelait Abdelkébir Khatibi en 2006. Dans le contexte politique actuel, réactiver cette « chance » relève de la gageure.
Hormis de rares exceptions, le silence assourdissant des intellectuels maghrébins, pris entre lassitude et résignation, n’a d’égal que le déchaînement des discours passionnels ou haineux, enflammés par le temps court des réseaux sociaux. Certains diront que le simple fait d’évoquer le Maghreb n’est pas (ou plus) d’actualité. Ce serait aller vite en besogne et oublier que la pensée du Maghreb a souvent brillé dans des contextes de profonde crise politique.
En 1977, à l’heure où la question du Sahara est au coeur des tensions régionales, un éminent trio composé de Khatibi, du sociologue algérien Noureddine Abdi et du penseur tunisien Abdelwahab Meddeb dirige un numéro de la revue sartrienne Les Temps modernes consacré au Maghreb. Des universitaires et des écrivains issus des trois pays, dont Jamal Eddine Bencheikh, Mouloud Mammeri, Paul Pascon, Edmond Amran El Maleh, Hédi Bouraoui et Essedik Jeddi, explorent des questions allant de la planification économique aux réalités sociales et urbaines, en passant par les défis d’écriture et les phénomènes d’émigration et d’acculturation.
Dans leur note introductive, Abdi, Khatibi et Meddeb définissent le projet comme une « prise de parole qui s’inscrit en retrait de la violence que traverse le Maghreb », une initiative animée par le besoin de « marquer une rupture critique et entamer une réflexion qui marcherait vers le Maghreb en tant que tel », un Maghreb « à reconnaître dans ses différences nationales et régionales ».
Inutile de préciser qu’une telle démarche résonne avec l’actualité. Aujourd’hui encore, le Maghreb a grand besoin d’une réflexion prospective en retrait du vacarme et de l’invective, d’un effort critique loin des agitations de circonstance, bref d’une pensée apaisée et dynamique, consciente de sa responsabilité et de ses devoirs. Mais qui pour prendre en charge une telle pensée à la suite de Khatibi et de ses confrères maghrébins ?
La pensée pour accompagner l’histoire
L’une des leçons de l’oeuvre khatibienne est la nécessité vitale d’accompagner le mouvement de l’histoire par l’exercice de la pensée alternative et réflexive. En 1979, Khatibi revient à la charge et s’interroge : « Pourquoi le Sahara ne serait-il pas le lien d’une volonté commune ? Le Maghreb à partir du Sud ? ». Dans Maghreb pluriel, il appelle à tendre l’oreille pour « écouter le Maghreb résonner dans sa pluralité » et s’affranchir des « déterminations dominantes » imposées du dehors.
Ce n’est guère une coïncidence si son ouvrage Penser le Maghreb, publié après la fondation de l’UMA, s’ouvre sur un chapitre intitulé « L’intellectuel dans la cité ». Khatibi redit à qui veut l’entendre qu’« en tant que projet de société, le Maghreb appartient aussi bien aux décisions politiques qu’à la société civile. C’est là le rôle de l’intellectuel qui veille, avec ses moyens, sur les forces irrationnelles qui guident l’histoire ». A chaque tournant de cette histoire, Khatibi a fait l’effort d’actualiser sa pensée d’un Maghreb en devenir.
Aujourd’hui, les élites scientifiques et culturelles maghrébines continuent de travailler ensemble, tant dans la région qu’à l’international. « Les voisins », nous dit Khatibi, « travaillent, en priorité, sur ce qui les unit, laissant ouvert le débat sur les différences ».
Mais il y a désormais un besoin urgent de mettre l’accent sur ce travail et d’en redynamiser les mécanismes pour accompagner les défis communs, à commencer par le traitement des carences révélées par la crise sanitaire, le renforcement de la pratique démocratique et la prise en charge des questions pressantes des droits humains et des libertés fondamentales.
En 1991, Khatibi notait que la civilisation maghrébine se caractérise par « un sens communautaire fort » qu’il identifiait à « un esprit d’endurance et de fidélité à soi » à l’échelle maghrébine. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre au sérieux ces expressions populaires trop souvent dénigrées, comme le fameux « khawa khawa », leitmotiv des micro-trottoirs et des chants de supporters fraternisant par-delà les frontières.
En 1996, dans une lettre adressée à son amie l’écrivaine et psychiatre Ghita El Khayat depuis New York où il participe à un colloque consacré au Maghreb, Khatibi rend hommage aux intellectuels algériens qui, confrontés à la nécessité de penser le choc de la décennie noire, font preuve « d’un esprit de discernement, d’un courage et d’une lucidité qui leur font honneur ».
Visiblement ému, Khatibi ajoute : « J’admire cette exigence de penser au centre de la tempête, de la douleur […] Nous, Marocains, nous avons dialogué avec nos collègues dans un respect mutuel, et même dans le chant du Malhoun, lors du dîner de clôture ». De l’autre côté de l’Atlantique, Khatibi traçait là le chemin d’une pensée fraternelle et exigeante qu’il serait grand temps d’emprunter.
Hormis de rares exceptions, le silence assourdissant des intellectuels maghrébins, pris entre lassitude et résignation, n’a d’égal que le déchaînement des discours passionnels ou haineux, enflammés par le temps court des réseaux sociaux. Certains diront que le simple fait d’évoquer le Maghreb n’est pas (ou plus) d’actualité. Ce serait aller vite en besogne et oublier que la pensée du Maghreb a souvent brillé dans des contextes de profonde crise politique.
En 1977, à l’heure où la question du Sahara est au coeur des tensions régionales, un éminent trio composé de Khatibi, du sociologue algérien Noureddine Abdi et du penseur tunisien Abdelwahab Meddeb dirige un numéro de la revue sartrienne Les Temps modernes consacré au Maghreb. Des universitaires et des écrivains issus des trois pays, dont Jamal Eddine Bencheikh, Mouloud Mammeri, Paul Pascon, Edmond Amran El Maleh, Hédi Bouraoui et Essedik Jeddi, explorent des questions allant de la planification économique aux réalités sociales et urbaines, en passant par les défis d’écriture et les phénomènes d’émigration et d’acculturation.
Dans leur note introductive, Abdi, Khatibi et Meddeb définissent le projet comme une « prise de parole qui s’inscrit en retrait de la violence que traverse le Maghreb », une initiative animée par le besoin de « marquer une rupture critique et entamer une réflexion qui marcherait vers le Maghreb en tant que tel », un Maghreb « à reconnaître dans ses différences nationales et régionales ».
Inutile de préciser qu’une telle démarche résonne avec l’actualité. Aujourd’hui encore, le Maghreb a grand besoin d’une réflexion prospective en retrait du vacarme et de l’invective, d’un effort critique loin des agitations de circonstance, bref d’une pensée apaisée et dynamique, consciente de sa responsabilité et de ses devoirs. Mais qui pour prendre en charge une telle pensée à la suite de Khatibi et de ses confrères maghrébins ?
La pensée pour accompagner l’histoire
L’une des leçons de l’oeuvre khatibienne est la nécessité vitale d’accompagner le mouvement de l’histoire par l’exercice de la pensée alternative et réflexive. En 1979, Khatibi revient à la charge et s’interroge : « Pourquoi le Sahara ne serait-il pas le lien d’une volonté commune ? Le Maghreb à partir du Sud ? ». Dans Maghreb pluriel, il appelle à tendre l’oreille pour « écouter le Maghreb résonner dans sa pluralité » et s’affranchir des « déterminations dominantes » imposées du dehors.
Ce n’est guère une coïncidence si son ouvrage Penser le Maghreb, publié après la fondation de l’UMA, s’ouvre sur un chapitre intitulé « L’intellectuel dans la cité ». Khatibi redit à qui veut l’entendre qu’« en tant que projet de société, le Maghreb appartient aussi bien aux décisions politiques qu’à la société civile. C’est là le rôle de l’intellectuel qui veille, avec ses moyens, sur les forces irrationnelles qui guident l’histoire ». A chaque tournant de cette histoire, Khatibi a fait l’effort d’actualiser sa pensée d’un Maghreb en devenir.
Aujourd’hui, les élites scientifiques et culturelles maghrébines continuent de travailler ensemble, tant dans la région qu’à l’international. « Les voisins », nous dit Khatibi, « travaillent, en priorité, sur ce qui les unit, laissant ouvert le débat sur les différences ».
Mais il y a désormais un besoin urgent de mettre l’accent sur ce travail et d’en redynamiser les mécanismes pour accompagner les défis communs, à commencer par le traitement des carences révélées par la crise sanitaire, le renforcement de la pratique démocratique et la prise en charge des questions pressantes des droits humains et des libertés fondamentales.
En 1991, Khatibi notait que la civilisation maghrébine se caractérise par « un sens communautaire fort » qu’il identifiait à « un esprit d’endurance et de fidélité à soi » à l’échelle maghrébine. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre au sérieux ces expressions populaires trop souvent dénigrées, comme le fameux « khawa khawa », leitmotiv des micro-trottoirs et des chants de supporters fraternisant par-delà les frontières.
En 1996, dans une lettre adressée à son amie l’écrivaine et psychiatre Ghita El Khayat depuis New York où il participe à un colloque consacré au Maghreb, Khatibi rend hommage aux intellectuels algériens qui, confrontés à la nécessité de penser le choc de la décennie noire, font preuve « d’un esprit de discernement, d’un courage et d’une lucidité qui leur font honneur ».
Visiblement ému, Khatibi ajoute : « J’admire cette exigence de penser au centre de la tempête, de la douleur […] Nous, Marocains, nous avons dialogué avec nos collègues dans un respect mutuel, et même dans le chant du Malhoun, lors du dîner de clôture ». De l’autre côté de l’Atlantique, Khatibi traçait là le chemin d’une pensée fraternelle et exigeante qu’il serait grand temps d’emprunter.
Khalid LYAMLAHY
Université de Chicago
Université de Chicago