Sortir du cadre strictement académique pour travailler avec des artistes de la scène musicale, se retrouver avec l’étonnement du novice dans le monde mystérieux des coulisses, être sollicitée pour faire une traduction vers une langue sans statut qui n’a pas de traducteurs officiels, la darija algérienne, c’est en résumé l’aventure que j’ai vécue avec l’ami Rachid Taha. Alors que j’avais mis en place à la fin des années 90 à l’INALCO un séminaire sur « La création contemporaine en arabe maghrébin ». Des créateurs venaient témoigner de leurs pratiques artistiques dans ces langues, que ce soit au théâtre, dans la chanson, la poésie, la bande dessinée ou le one man show. J’avais rencontré Rachid Taha en 2003, par hasard, lors d’un dîner d’artistes algériens à Belleville, où j’étais venue avec l’humoriste Fellag. On avait un peu discuté et je lui avais demandé s’il accepterait un entretien, lui le rocker qui chantait en darija. Lors de l’entretien de 2003 (qui sera publié avec une dizaine d’autres artistes, sous le titre « Les Mots du Bled » (L’Harmattan, 2004), il a évoqué l’album sur lequel il était en train de travailler, avec comme producteur, le musicien britannique et vieux complice, Steve Hillage (qui avait déjà produit le LP de Carte de Séjour, « Rhorhomanie » en 1984, le fameux album live « 1, 2, 3 Soleils », enregistré à Bercy en 1998, et six albums de Rachid Taha entre 1993 et 2006 ). Cet album était en fait -sans que je le soupçonne à l’époque- celui sur lequel j’allais être amenée à collaborer un an plus tard en 2004, « Tékitoi », et pour lequel je suis créditée pour la traduction de dix titres (du français vers l’algérien !!!) et mentionnée en tant que « linguistic adviser ».
Le français, langue paternelle
Bien qu’arrivé en France vers l’âge de 11 ans en 1970, Rachid Taha s’exprimait essentiellement en français dans sa vie quotidienne ; c’était la langue dans laquelle il lisait, dans laquelle il avait acquis sa culture littéraire et poétique et dans laquelle il écrivait spontanément. Mais quand il chantait, c’était l’arabe qu’il avait envie de faire résonner, la « langue algérienne » comme il l’appelait. Pour reprendre l’entretien des « Mots du Bled », parlant des langues de son enfance à Sig en Algérie, Rachid Taha introduit la très belle et novatrice idée que le français est pour lui la langue paternelle, celle du père immigré : « - Tu parlais donc déjà le français ? - Non, pas bien, à peine ! La langue quotidienne, c’était la langue algérienne, darija, oui ! - Donc, tu as une seule langue maternelle ? - Oui ! Ma langue quotidienne, c’était ça ! Le français était pour moi une langue étrangère : la langue des colons, la langue des bourgeois, la langue des intellectuels… Et même l’arabe littéraire était la langue des intellectuels ; il n’y avait pas que le français ! Les deux langues étaient étrangères pour moi : la langue arabe et la langue française. - Et quand tu es arrivé en France, tu as eu du mal à apprendre le français ? - Non, je l’ai appris très vite, je crois, à l’école. C’est devenu la langue paternelle : la langue du père qui était immigré ! »
Rock arabe : « Du rock avant d’être le l’arabe ! »
Dans l’ouvrage du journaliste Paul Moreira, « Rock Métis en France » (1987 : 46), le leader de Carte de Séjour qui s’appelait alors simplement Rachid, est déjà très au clair sur le type de musique du groupe : « Le rock arabe, c'est du rock avant d'être de l'arabe ! Nous coller une étiquette de ‘musicien traditionnel’ sur le dos, c'est simplement nier ce que l'on peut apporter à la scène française. C'est aussi nier notre public français, qui est au moins aussi étendu que notre public maghrébin. (…) Regarde Jérôme … Franchement… Est-ce qu’il a une tête de musicien traditionnel du Maghreb ? »
The Clash en algérien, traduire la traduction
J’ai été amenée à faire un travail réellement multilingue qui a demandé des va-et-vient entre trois/quatre langues : essentiellement, français et arabe maghrébin, mais avec une accommodation nécessaire entre marocain, algérien et anglais. Ce travail sur « Rock the Casbah » a commencé en février 2004, alors que le groupe travaillait en studio à Londres, en communiquant par fax avec Steve Hillage. Il fallait arriver à faire chanter le texte en arabe et obtenir l’autorisation de Mick Jones du groupe britannique pour l’adaptation. Pour finir, il fallait que je présente la traduction en anglais de la traduction arabe finale et que je le fasse en tant que Professeur des Universités d’arabe maghrébin de l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) pour apporter du crédit à la démarche. Si l’on compte bien, on est passé du texte original anglais –que j’ai traduit en français pour Rachid- aux différentes propositions pour la darija, à la version finale en darija, elle-même retraduite en anglais… soit six allers et retours.
Steve Hillage est le producteur des albums : Rachid Taha (1993), Olé Olé (1995), Diwân (1998), Made in Medina (2000), Tékitoi (2004), Diwân 2 (2006).
2 Jérôme Savy est guitariste de Carte de Séjour.
Dominique Caubet