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Traite des êtres humains et mariage des enfants : Un crime peut-il en cacher un autre ? [INTÉGRAL]


Rédigé par Malak ELALAMI Mercredi 6 Mars 2024

La persistance des mariages des « enfants », récemment évoquée dans un avis du Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE), soulève autant de questions poignantes sur ses ramifications enchevêtrées avec plusieurs violations des Droits de l’Homme, telle que la traite des êtres humains. Détails.



Malgré la réforme du Code de la famille en 2004, qui fixe l'âge de la capacité matrimoniale à 18 ans pour les filles, le Maroc observe une augmentation en flèche du nombre de mariages « d'enfants ». Près de 39.031 contrats de mariage des mineurs ont été conclus en 2011, année record, soit environ 12% du total des mariages durant cette période. « La révision de la « Moudawana » n’a malheureusement pas permis d’éradiquer cette pratique, en raison de dispositions « dérogatoires » envisagées pour des cas isolés, mais qui ont finalement pris le pas sur la règle générale », déplore Maître Saïd Maâch, avocat au Barreau de Casablanca.
 
Mais bien que ce chiffre ait légèrement diminué pour atteindre 12.940 contrats de mariage en 2022, tel que rapporté par le Ministère public, il est clair que le phénomène persiste et mérite une attention urgente à l’heure où un grand nombre de mariages ne sont pas encore recensés, y compris ceux conclus par « la Fatiha ».
 
Radioscopie d’un phénomène social
 
Sur le plan juridique, le juge de la famille peut autoriser le mariage d’un mineur sous réserve « qu’il ait entendu les parents du mineur ou son représentant légal et procédé à une expertise médicale ou une enquête sociale et ait motivé sa décision par un intérêt et un motif justifiant ce mariage ». Néanmoins, sur le plan pratique, 57% des demandes d’autorisation de mariage de mineurs se voient traitées dans un délai qui ne dépasse pas les 24 heures. Encore pire, seulement 12% des affaires recourent à un assistant social pour l’enquête sociale et environ 1% recourent à un médecin psychologue dans le cadre d’une expertise médicale. Mais, in fine, 97% des demandes aboutissent à la capacité de la mineure à « être mariée ».
 
Le mariage se perçoit comme une obligation sociale ou un tremplin vers une vie meilleure. Il peut être lié également à des pratiques cautionnées où la fille est fréquemment considérée comme un fardeau ou une marchandise. « Plusieurs familles cherchent à se décharger de la responsabilité d'élever une fille qui, pour elles, est devenue source de risques. Sur le plan économique également, qu’on l’accepte ou pas, c’est une manière pour ces parents de se débarrasser des dépenses liées à l'éducation de leur fille, et donc de réduire leurs charges financières. Parfois, le fiancé ou le mari subvient même aux besoins de la famille de « sa fiancée ou son épouse », nous confie Meriem Jamal Idrissi, avocate au Barreau de Casablanca.
 
 
Selon les dernières statistiques de l'Observatoire National du Développement Humain, la plupart des filles mariées sont issues de milieux défavorisés ou vivent en milieu rural, soit 80% des cas. Pourtant, contrairement à la croyance populaire, « cette pratique va au-delà des zones rurales, elle est également répandue dans le milieu urbain », souligne notre experte.
 
Sur le volet de l’éducation aussi, 44% des filles ont un très faible niveau selon la même source. « Les filles mariées sont rarement scolarisées, car on s’attend à ce qu’elles s’acquittent d’importantes responsabilités ménagères. Leur potentiel d’avenir s’en trouve ainsi limité, ce qui compromet d’autant plus les chances de leur famille de sortir de la pauvreté », explique, pour sa part, Maître Saïd Maâch, notant que « ce genre de pratique prive l’enfant du droit de choisir avec qui se marier et quand se marier. C’est pourtant l’une des décisions les plus importantes de la vie ».
 
Cette contextualisation permet de comprendre aisément que ce genre de pratiques impacte négativement la vie d’enfant ou de « mineure ». Les conséquences sont multiples et souvent désastreuses et se manifestent sous plusieurs aspects. A portée multidimensionnelle, elles touchent le physique (une détérioration de la santé et du corps) et exposent généralement ces filles à des cas de mortalité juvénile. Par ailleurs, « le mariage des enfants induit une fécondité plus élevée qui favorise l’ancrage dans la pauvreté et expose la santé physique et mentale des jeunes filles mariées et celle de leurs enfants à des risques majeurs ». Sur un autre registre, « la structure physique, psychologique et sexuelle de l'enfant à cet âge ne permet pas le mariage, car elle est encore en phase de développement où l'éducation et le jeu sont primordiaux. Conférer à un enfant la responsabilité d'un mariage représenterait une charge bien trop lourde pour ses capacités physiques et intellectuelles encore en plein développement », souligne Maître Meriem. Pis encore, « ces filles sont souvent confrontées à des difficultés sociales et économiques, car elles se retrouvent ensuite divorcées avec des enfants avant qu’elles n’atteignent même pas l’âge légal, pourtant et en réalité, elles sont encore incapables de subvenir à leurs propres besoins », dit-elle.
 
Mariage et traite...
 
Ces pratiques sont non seulement répugnantes, mais elles peuvent entrer ainsi dans le champ de la traite des êtres humains, laquelle est une violation grave des droits de l'Homme et 3ème activité illégale la plus lucrative au monde.

Les liens entre le mariage et la traite des êtres humains sont, certes, complexes et difficiles à analyser, mais aux yeux de Maître Maâch, « le mariage d’enfants peut cacher de nombreux actes criminels, tels que la médiation dans la prostitution, le mariage forcé, l’union extraconjugale avec un mineur, la négligence et la maltraitance d’un mineur, la traite des êtres humains ». Les mariages forcés ou donnant lieu à de tels éléments ont des liens avec les trois éléments constitutifs de la traite des personnes, telle qu’elle est définie dans le Protocole mondial s’y rapportant, à savoir : l’acte, le moyen et la finalité.

Le mariage peut être lié au recrutement, ce qui a lieu le plus souvent lorsqu’il sert à emmener la mineure-enfant pour une exploitation ou à une servitude domestique ou au travail forcé. Ainsi, le mariage peut être directement lié à certains moyens définis dans le même Protocole, comme la tromperie, l’abus d’une situation de vulnérabilité.

Nonobstant, dans de nombreux cas de mariages, nous constatons une exploitation sexuelle flagrante, tandis que dans d'autres cas, les parents perçoivent une rémunération financière en échange. Dans de telles situations, si les conditions susmentionnées sont réunies et prouvées, les parents peuvent être tenus responsables devant la justice pour avoir exploité la vulnérabilité de leur enfant et abusé de leur autorité sur elle. Cette responsabilité s'étend également à la personne qui contracte le mariage, même si cela reste difficile à prouver dans les cas où cette personne se présente « officiellement » pour épouser une fille mineure ou un enfant, nous explique Maître Meriem.
 
Ceci dit, certains arrangements conclus aux fins d’un mariage peuvent être eux-mêmes trompeurs et n’avoir pour autre objet, par exemple, que de dissimuler l’intention et la finalité d’exploitation. En outre, quelques affaires de mariage comprennent différentes formes de contrainte analogues, comme la pression psychologique ou l’oppression, qui sont souvent un moyen d’obliger les victimes d’abord à « consentir » à l’union, de même pour les méthodes de contrôle et de manipulation qui servent à les maintenir par la suite en situation d’exploitation.

Il est à rappeler que selon un rapport publié par la Banque Mondiale et le Centre international de recherche sur les femmes (ICRW), les mariages précoces coûteront des milliers de milliards de dollars aux pays en développement d’ici 2030. « En revanche, le fait de mettre fin à cette pratique aurait une incidence positive très nette sur le niveau de scolarité des filles et de leurs enfants, sur le nombre d’enfants par femme et l’âge de la première grossesse, ainsi que sur les revenus des femmes et le bien-être des ménages », conclut Maître Maâch.
 

Trois questions à Maître Meriem Jamal Idrissi « Sur le plan moral, le mariage des enfants c'est de la traite, mais sur le plan technique, toutes les conditions doivent être réunies et prouvées devant la justice »

Meriem Jamal Idrissi, Avocate au Barreau de Casablanca, Maître Meriem Jamal Idrissi a répondu à nos questions.
Meriem Jamal Idrissi, Avocate au Barreau de Casablanca, Maître Meriem Jamal Idrissi a répondu à nos questions.
  • Mariage d’enfants ou mariage des mineurs ? Quels sont les facteurs socio-culturels qui contribuent à la persistance de cette pratique ?
- La désignation appropriée est le mariage d'enfants, et non le mariage de mineurs. Tout individu de moins de 18 ans est considéré comme un enfant, selon la loi marocaine et les conventions internationales. Toutefois, cette pratique est plus fréquente chez les filles en particulier, pour plusieurs raisons. Notamment, une mentalité patriarcale qui prévaut, où la plupart des hommes qui se marient avec une fille le font en partant du principe qu'elle est jeune et dépourvue d'expérience, ce qui faciliterait leur capacité à « l’éduquer » et à la « manipuler », ce qui porte une atteinte flagrante aux droits de l'Homme.
 
  • Quelle est la différence fondamentale entre le mariage d'enfants et la traite des êtres humains aux yeux de la loi ?
- Le mariage d'enfants est une exception légale ouverte par le législateur, malheureusement sollicitée fréquemment. En revanche, le trafic des êtres humains est une infraction en vertu de l’article 448.1 du Code Pénal. Cependant, le mariage de mineurs peut cacher de la traite si les éléments constitutifs de la traite sont réunis conformément à la définition énoncée dans les conventions internationales et dans la loi marocaine. La traite comprend trois éléments : l’acte (recrutement, transport, hébergement.), le moyen (recours à la force, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité...), la finalité (exploitation qu’elle soit sexuelle ou qu’il s’agisse de travail forcé, de servitude...). Lorsque l’un, ou plus, des trois éléments est infligé à une personne, on considère qu’elle a été victime de traite. Sur le plan moral, le mariage des enfants c’est de la traite, mais sur le plan technique, toutes les conditions doivent être réunies et prouvées devant la justice. Car il ne peut y avoir aucun crime ni aucune peine sans qu'une loi ne le prévoie et tant qu'il existe encore une loi dans la Moudawana autorisant le mariage des enfants, il est difficile d'intervenir dans de telles situations.
  • Quelles mesures légales sont nécessaires pour en finir avec le mariage d'enfants ?
- Il est impératif de supprimer toutes les dispositions légales permettant le mariage d'enfants, tout en criminalisant cette pratique et en mettant en place des sanctions sévères pour dissuader ceux qui la pratiquent encore « par Fatiha ». De plus, il est nécessaire de sensibiliser davantage sur l'importance de l'institution du mariage et de promouvoir une politique pénale préventive et proactive. À d'autres niveaux, il est nécessaire de sensibiliser à l'institution du mariage, fondement même de la cellule essentielle dans la construction de la société, qu’est la famille. 
 
 

Trois questions à Maître Saïd Maâch : « Le mariage des mineurs recouvre deux éléments fondamentaux communs avec la traite : le caractère forcé et l'exploitation de la victime »

Avocat au Barreau de Casablanca, président de « International Organisation of Lawyers », Maître Saïd Maâch a répondu à nos questions.
Avocat au Barreau de Casablanca, président de « International Organisation of Lawyers », Maître Saïd Maâch a répondu à nos questions.
  • Dans quelles conditions le mariage des moins de 18 ans peut-il être associé à la traite des êtres humains ?
 
Le mariage d’enfants peut cacher de nombreux actes criminels, tels que la médiation dans la prostitution, le mariage forcé, l’union extraconjugale avec un mineur, la négligence et la maltraitance d’un mineur, la traite des êtres humains. Ces dernières années, partout dans le monde, la question de la traite des personnes, notamment celle des femmes et des filles, a suscité une attention et des préoccupations croissantes, particulièrement auprès des organisations internationales et nationales de défense des droits des femmes. Au vu des définitions de la traite des personnes et du mariage des mineurs, il est possible de constater que ces deux concepts partagent des éléments de définition communs, en particulier l'absence de consentement et le caractère d'abus ou d'exploitation. Nous prétendons alors que le mariage des mineurs peut, dans bien des cas, être une forme de traite des personnes.
 
  • Quels sont les cas où l'on pourrait établir le lien entre les deux ? Et si le mariage forcé est reconnu comme faisant partie de la traite des personnes, serait-il possible alors de faire bénéficier aux victimes de cette forme d'union de la protection et de l'assistance qu'offre l'application du Protocole relatif à la traite ?
 

La problématique du mariage des mineurs recouvre deux éléments fondamentaux communs avec la traite : le « caractère forcé » dû à une absence de consentement et l'« exploitation» de la victime. L'existence de ces deux éléments s'avère toutefois très difficile à prouver. Nous avons cependant constaté que, dans certains cas, le mariage des mineurs s'avère une forme de traite où les facteurs faisant que les deux problématiques et les conséquences vécues par les victimes se révèlent similaires en de nombreux points.
 
 
  • D'après votre expérience, quelles mesures pourraient être efficaces pour éradiquer le mariage des enfants ?
 

Une refonte globale des textes de loi est nécessaire pour avoir un cadre juridique homogène basé sur des principes de l'égalité des sexes et de la protection des droits humains en agissant sur les procédures judiciaires par la révision de la législation et le renforcement du travail social. À cet effet, il est nécessaire de réviser le Code de la Famille de manière à ce que toute exception aux dispositions de l'article 19 soit supprimée, de supprimer toutes les dispositions juridiques permettant le mariage des mineures et de revoir les dispositions du Code Pénal en termes d'incrimination des mariages des mineurs.
Toutefois, lutter contre ce phénomène ne se limite pas à une réforme juridique. Il implique de mener des actions conjointes pour agir sur les mentalités, les représentations et les stéréotypes de genre. Notamment au niveau des localités connues par la prépondérance du phénomène. Il implique aussi de lutter contre les interprétations erronées des textes religieux, mobiliser les médias audio-visuels et les réseaux sociaux pour véhiculer des messages de sensibilisation, agir en faveur de l'effectivité de l'obligation de la scolarisation et l'étendre jusqu'à 18 ans, tout en pénalisant les violations à cette obligation et élaborer des programmes de sensibilisation aux risques du mariage des mineures au profit des familles.








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