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Culture

Valeur littéraire, valeur marchande : Le Best-seller témoigne de l’écrivain comme marque


Rédigé par Abdallah BENSMAÏN le Mercredi 31 Août 2022

L’Institut français de Rabat avait organisé une campagne d’affichage à travers les stations de tramway de Rabat pour une rencontre avec Leila Slimani. Sur le modèle des campagnes publicitaires pour les marques afin d’attirer les consommateurs et des artistes en tournée, c’est une campagne publique qui s’était déployée en dehors de l’enceinte de l’Institut français de Rabat et des lieux culturels en général.



De gauche à droite, Leila Slimani, Tahar Ben Jelloun, Fatima Mernissi, Abdelkébir Khatibi, Abdallah Laroui.
De gauche à droite, Leila Slimani, Tahar Ben Jelloun, Fatima Mernissi, Abdelkébir Khatibi, Abdallah Laroui.
L’action est remarquable en soi car il s’agit d’une première : un écrivain à l’affiche dans une station de tramway comme une marque de voiture ou une lessive, un chanteur en tournée ou une troupe de théâtre, est assez rare et inexistant au Maroc pour ne pas être signalé comme un acte précurseur d’une littérature dont l’écrivain s’impose comme une marque.

En France, pour ne citer que ce pays pour sa proximité et la fonction de modèle qu’il joue pour l’édition et l’action culturelles, les couloirs du métro, des stations de bus, envahis par des affiches d’écrivains est un spectacle courant qui témoigne du succès en librairie des heureux « affichés ». Les romanciers médiatiques sont nombreux et des philosophes à l’instar de Bernard-Henri Lévy assurent sans doute le retour sur investissement des éditeurs pour ne pas bénéficier d’un traitement privilégié auquel contribue de façon importante la presse dans son ensemble.

Marie-Ève Thérenty et Adeline Wrona, spécialistes des relations entre journalisme et littérature, n’hésitent pas à écrire dans « L’Ecrivain comme marque : « Le système d'annonce d'un nouveau roman avant la publication est un effet de lancement comparable à celui d'un nouveau produit dans le commerce général. C'est une sorte de teasing ».

Comme l’écrit, par ailleurs, Hugo Lallier « Les auteurs à succès sont des valeurs sur lesquelles les maisons ne rechignent pas à concentrer leurs efforts, et ces signatures assurent des ventes qu'aucun directeur de collection ne néglige. Mais à force de voir les éditeurs capitaliser sur le nom des vendeurs de best-seller, les écrivains ne seraient-ils pas en passe de devenir des marques ? ».

En France où ils sont édités et au Maroc où ils sont lus, Leila Slimani et Tahar Ben Jelloun, sont devenus des marques.

La marque Leila Slimani, du moins au Maroc, a été rendue populaire avec un livre, apparemment de commande, comme « Sexe et mensonges. La vie sexuelle au Maroc ». Le Best-seller de Leila Slimani au Maroc n’est certainement pas « Chanson douce » ou « Dans le jardin de l’ogre », la parution « Sexe et mensonges. La vie sexuelle au Maroc » a contribué à la faire connaitre d’un large public auquel elle ne peut, sans doute, aspirer même avec sa trilogie dont les 2 premiers volumes ont déjà été publiés, en attendant le 3ème, « Le pays des autres » et « Regardez-nous danser ».

« Dans un marché ultra-concurrentiel, tout auteur réfléchit à la manière d'exister comme une entité singulière.» et Leila Slimani, ce qui n’est pas condamnable en soi, s’y évertue, depuis la première œuvre… avec succès : "Chanson douce" pour lequel elle a obtenu le Prix Goncourt en 2016 s’est vendu à plus d'un million d'exemplaires et traduit dans une quarantaine de langues. Et les chiffres ne sont pas figés.

Paru en traduction anglaise sous le titre « The Perfect Nanny », il s’est classé en tête de la liste des best-sellers de l’immense The Washington Post et passé la barre des 100.000 exemplaires. « Le pays des autres » a figuré dans le top 10 des livres les plus vendus en France, en 2021. Il s’est vendu à 251 153 exemplaires, avec cession de droits pour 27 pays.

Le hasard ne fait pas le best-seller… ou si peu

La part de sexualité dans l’œuvre de Tahar Ben Jelloun n’est pas minime. De « Harrouda », à « La nuit sacré », en passant par « L’enfant de sable », les portes sont ouvertes au fantasme et, d’une certaine manière, à la confirmation des « clichés » dont le lecteur français d’abord, francophone ensuite, meuble son esprit concernant la sexualité au Maroc, au Maghreb en général et dans les pays arabes et musulmans.

La sexualité devient ainsi l’épice dont il faut user, sans parcimonie, pour agrémenter le récit et donner ainsi un exposant de réalité à des représentations fantasmatiques sans commune mesure avec la réalité… Ce qui ne signifie pas que l’œuvre romanesque de Tahar Ben Jelloun n’est pas sans réalisme ! La valeur marchande acquise par Tahar Ben Jelloun ne remet pas en cause sa valeur littéraire. La sexualité n’est, bien entendu, pas la seule clé du succès de Tahar Ben Jelloun, sinon Abdellah Taïa l’aurait coiffé au poteau depuis longtemps, un Abdellah Taïa qui n’est pas dans le best-seller mais, peut-on dire, dans la vente d’estime, ce qui n’est pas un score à dédaigner.

En 1992, dans un entretien au quotidien Le Monde, Tahar Ben Jelloun affirme que dans les années 70 ses tirages se situaient entre 25 000 ou 30 000 exemplaires. Depuis « La nuit sacrée » et « L’enfant de sable », les chiffres ont explosé : « J'ai des chiffres pour les deux livres. Entre librairie, poche et club : 2,2 millions d'exemplaires en langue française ; il faut ajouter les traductions étrangères, en vingt-cinq langues. ». « Partir » en 2006 s'est écoulé à 75.000 exemplaires et « Sur ma mère », paru en 2008, à 55.000, alors que le titre « Au pays » a été de 45.000 exemplaires, titres qui n’exploitent pas - ou modérément !- la veine du cliché fantasmatique comme ont pu le faire « Harrouda », « L’enfant de sable » et « La nuit sacrée ».

En 1995, « Le Racisme expliqué à ma fille » est un immense succès de librairie et s’écoule à 400 000 exemplaires. Ce livre sera traduit en 33 langues, donnant, à l’époque, le statut enviable à Tahar Ben Jelloun d'auteur francophone le plus traduit au monde.

Ecrire un best-seller n’est pas un jeu de hasard comme le montre Jodie Archer dans « The Bestseller Code » qui s’est appuyé sur 20.000 livres, un millier d’ordinateurs et cinq ans de recherche pour arriver à cette conclusion.

Fatima Mernissi, Abdelkébir Khatibi, Abdallah Laroui ont fabriqué des best-sellers, mais n’ont pas bénéficié de campagnes publicitaires comme ont pu en bénéficier Leila Slimani et Tahar Ben Jelloun. De fait, ces auteurs ne sont pas Prix Goncourt, une distinction de prestige française, et moins encore dans les circuits de promotion des Instituts Français, au Maroc ou ailleurs.

Fatima Mernissi, Abdelkébir Khatibi, Abdallah Laroui sont des marques comme peuvent l’être les Roland Barthes, Michel Foucault, Alain Robbe-Grillet, Philippe Sollers, Kateb Yacine, Aimé Césaire, Gabriel-Garcia Marquez - et tant d’autres encore !- que le lecteur achète, en général, d’abord et avant tout pour le nom… comme il le ferait pour une marque de lessive qui a fait ses preuves. Bien entendu dans la catégorie « Essai », les chiffres donnent moins le vertige : c’est un peu les chiffres des produits de luxe qui exploitent des niches que les produits de grande consommation qui s’inscrivent dans une logique de consommation de masse.
 


Abdallah BENSMAÏN



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