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Culture

Albert Memmi : De la domination coloniale à la conquête des esprits


Rédigé par Abdallah BESMAÏN le Mercredi 27 Mai 2020

Auteur d’une œuvre importante, le nom d’Albert Memmi reste pourtant lié à quasiment un seul titre « Portrait du colonisé » qui en a fait le penseur de l’homme dominé, la dialectique dominant-dominé débouchant sur une réflexion sur le racisme.



Albert Memmi : De la domination coloniale à la conquête des esprits
Selon le témoignage de Guy Dugas, proche parmi les proches d’Albert Memmi, l’auteur de « La Statue de sel, », paru en 1953 avec une préface d’Albert Camus, « était préoccupé de vivre à travers la pérennité de son œuvre ». Son ouvrage de référence « Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur », un essai théorique préfacé par Jean-Paul Sartre. Dans un entretien qu’il m’avait accordé, au milieu des années 80, sur « Portrait du colonisé » que je présentais comme « la référence obligée de la réflexion sur le colonialisme, Albert Memmi avait eu cette réponse : « Portrait du colonisé » a d’abord été un livre conjoncturel, écrit au début des mouvements d’indépendance nord-africains, dont je me suis essentiellement inspiré. Par la suite, le livre m’a un peu échappé.

A l’origine c’était une tentative d’analyser la relation coloniale au Maghreb sans plus. Mais l’audience donnée à ce « Portrait du colonisé » va largement dépasser ce cadre puisque d’autres groupes humains s’y sont identifiés. Ces groupes vivaient soit une relation coloniale du même style, soit des relations comparables ». Un exemple pour dire que son analyse ne concernait pas que le continent africain, le Maghreb en particulier, Albert Memmi cite le cas du Québec, au Canada, qui a donné à sa réflexion une seconde carrière, bien au-delà du contexte africain : « on peut citer les Québécois qui ont vu dans les mécanismes décrits par le « Portrait du colonisé » une ressemblance à tout le moins frappante avec les mécanismes qui régissaient la relation canadienfrançais-canadien anglais. Outre les canadiens français, les noirs américains ont réagi dans le même sens qui trouvaient que la relation noirs-blancs américains était du même style ».

Le destin de « Portrait du colonisé » qui se nourrissait de l’expérience coloniale dépassera, et de loin, ce cadre étroit de la réception de l’œuvre d’Albert Memmi, qui avait frappé aussi fort que « Les damnés de la terre « ou « Peaux noires, masques blancs » de Frantz Fanon. Ce cheminement de l’œuvre, Albert Memmi le présente ainsi « Après avoir été essentiellement la description et une tentative d’explication de la relation coloniale « Portrait du colonisé », est devenu en fait une description de la relation dominant-dominé. Après cette double carrière, l’ouvrage en question a eu une troisième carrière avec les mouvements régionalistes. C’est ainsi qu’il y a actuellement une traduction occitane, une traduction basque... qui pose le problème décrit initialement dans « Portrait du colonisé » d’une manière différente ». 

Comment expliquer une telle identification alors que les situations sont absolument différentes ? On ne peut en effet comparer le Québec au Maghreb, dans le premier cas ce sont deux colonialismes qui se font face (anglais et français) alors que dans le second cas nous avons réellement à faire face à une situation coloniale classique, - domination d’un peuple par un autre à la suite d’une invasion ? Albert Memmi apporte cette réponse : « Il y a par contre un problème qui est commun à tout le monde, c’est celui de la langue. Chaque fois qu’un peuple est dominé, il est atteint dans sa langue. Ce phénomène dramatique revient tout le temps. La tendance du dominateur est d’imposer sa propre langue au peuple dominé qui a lui-même tendance à abandonner la sienne ».

La domination ne signifie pas nécessairement agression, violence : « Il y a actuellement, je ne dirais pas une domination mais une dominance de la culture américaine. Pour s’en rendre compte il suffit par exemple de traverser l’Europe et lire les enseignes de magasins. Les problèmes de langue retentissent effectivement sur les problèmes culturels, scolaires sans nul doute. « Portrait du colonisé » se situe au centre de cette problématique ». D’où son appropriation par des peuples, au niveau d’une nation colonisée, et de régions à spécificité, linguistique et culturelle, affirmée, comme le Québec au Canada, le pays basque en Espagne ou l’Occitanie en France. Le Maghreb colonisé a été atteint dans sa langue, dans sa culture et dans son idéologie. Ce fait dépasse le simple cadre de la conquête des territoires mais s’impose comme une conquête des esprits. A cette formulation Albert Memmi dira : « Absolument. Je suis tout à fait d’accord avec une pareille formulation. L’époque des impérialismes militaires est révolue… C’est une nouvelle forme de domination qui repose non pas sur la sujétion, sur la subordination mais qui repose sur la dépendance. C’est une nouvelle phase qui s’ouvre dans l’histoire du monde » et qui se propose comme un socle pour le racisme qui est « pour ainsi dire la valorisation d’une différence au détriment d’une autre », ajoutera Albert Memmi.

Abdallah BENSMAÏN

•L’entretien «Colonialisme, domination, dépendance » paru dans Sindbad N°43, mai 1985, figure dans un recueil d’entretiens « L’écriture, la parole », à paraître prochainement.

 



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