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Culture

Dynamisation du Théâtre marocain : Réelle ambition ou rêve hors de portée ? [INTÉGRAL]


Rédigé par Yassine Elalami le Mardi 28 Janvier 2025

À l’instar de nombreuses scènes à travers le monde, le théâtre marocain connaît une période de stagnation, accentuée par l’essor des réseaux sociaux et des plateformes de streaming. Alors que des infrastructures prestigieuses comme le Grand Théâtre de Rabat et celui de Casablanca attendent leur inauguration officielle, le secteur peine à retrouver son dynamisme, freiné par un manque de soutien institutionnel et l’insuffisance des financements privés. Si les subventions publiques permettent la production de quelques œuvres, elles restent loin de pouvoir redonner à cet art noble sa vitalité d’antan, surtout que l’attention des jeunes aujourd’hui se tourne vers la création de contenus numériques, beaucoup plus lucratifs. Bien que le ministre de tutelle affiche son ambition de relever ce défi et de redonner souffle au 6ème art marocain, les experts demeurent prudents face à l’ampleur de la tâche. Décryptage.



Seulement 9 % des infrastructures culturelles sont spécifiquement dédiées au théâtre
Seulement 9 % des infrastructures culturelles sont spécifiquement dédiées au théâtre
« Le théâtre, cœur battant de notre culture et outil précieux pour exporter l’âme du Maroc au-delà de ses frontières ». Ainsi s’exprime souvent Mohamed Mehdi Bensaïd, ministre de la Jeunesse, de la Culture et de la Communication, lorsqu’il évoque la place du théâtre marocain. Ces mots, riches de sens, résonnent chaque fois que l'art dramatique se retrouve au centre des débats culturels du Royaume.

Pourtant, cette discipline, qui mêle héritage ancestral et aspirations modernes, oscille entre promesses et défis. Des récits intimes des conteurs de Jemaa El-Fna à Marrakech jusqu'aux majestueuses mais sous-exploitées infrastructures comme le Grand Théâtre de Rabat, le théâtre marocain incarne un paradoxe saisissant : une richesse culturelle foisonnante, mais un potentiel encore freiné par un manque de dynamisme institutionnel.

«Le Maroc a entrepris, depuis quelque temps, des efforts pour soutenir le théâtre, mais ces initiatives se sont principalement concentrées sur les infrastructures. À quoi servent de tels édifices sans spectacles pour leur insuffler vie ?», s’interroge avec ferveur Issam Rachyq-Ahrad, metteur en scène, dramaturge, et professeur d’art dramatique franco-marocain.

Argent, nerf de la guerre
 
Le théâtre marocain reste largement dépendant des fonds alloués par le ministère de la Culture, faute d’investissements privés. Pourtant, cette manne publique s’inscrit dans une logique parfois jugée insuffisante et mal exploitée. En 2024, le budget global destiné à la création et à la promotion des œuvres théâtrales s’élevait à 8 millions de dirhams, avec des plafonds stricts : 500.000 dirhams par projet de création et 120.000 dirhams par tournée théâtrale.

Cette répartition des subventions suscite des critiques au sein du secteur. Comme le souligne Mahmoud Chahdi, enseignant chercheur à l’Institut Supérieur d’Art Dramatique et d’Animation Culturelle et directeur de l’Académie Ali Zaoua des Métiers de la Culture : «Le cahier des charges pour obtenir une subvention de diffusion est là, mais si on voit les résultats, on est sur 70 créations… des créations que peut-être personne ne verra. Ils ont obtenu les fonds sans aucun impact au niveau national».

Les entreprises artistiques, en quête de visibilité, concentrent souvent leurs efforts sur la promotion au détriment des étapes fondamentales de conception et de répétition, fragilisant ainsi la qualité des productions. Cette situation est accentuée par une dynamique où des productions montées dans un délai très court, parfois dix jours, participent à des événements comme le Festival National. «Ces créations cherchent souvent plus à obtenir des Prix qu’à construire une œuvre durable», déplore Chahdi, qui était directeur artistique du Festival National du Théâtre de Tétouan en 2024.

Le ministère a également dédié une part de son budget aux résidences artistiques et programmes de formation, avec des plafonds contraignants. Le théâtre de rue, essentiel pour démocratiser l’art et toucher un public plus large, bénéficie d’un soutien limité, insuffisant pour répondre aux besoins réels.

Cependant, Mahmoud Chahdi met en lumière un problème structurel sous-jacent : «Le vrai problème actuellement est purement juridique… Le salaire minimum des artistes n'est pas encore appliqué». Ces lacunes juridiques et administratives pèsent lourdement sur le secteur, amplifiant les effets d’une gestion publique jugée rigide.

Malgré des aides couvrant jusqu’à 60% du coût total des projets, la scène théâtrale marocaine demeure fragile, freinée par un manque de flexibilité et une gestion publique inflexible. «Ces efforts financiers, bien qu'importants, manquent parfois de flexibilité pour réellement dynamiser le secteur», regrettent de nombreux acteurs du domaine.

Spectacle "Élévation" sous la direction artistique de Mourad Merzouki
Spectacle "Élévation" sous la direction artistique de Mourad Merzouki
Jeunes marocains : Intérêt en déclin pour le théâtre
 
L’essor des plateformes de vidéo à la demande (VOD) a profondément transformé les habitudes culturelles des jeunes marocains. Offrant un accès instantané à une multitude de contenus, ces outils numériques tendent à supplanter les formes de divertissement traditionnelles, reléguant le théâtre à une place marginale. Une étude du groupe Sunergia révèle que 13% des Marocains accèdent à des plateformes comme Netflix, Disney+, Canal+ ou Shahid. Parmi eux, 52% admettent avoir réduit leurs sorties au cinéma et au théâtre, et 25% déclarent n’y avoir jamais participé. Ce phénomène est particulièrement marqué chez les jeunes de 18 à 34 ans, où 56% ont délaissé ces sorties au profit des plateformes.

Son smartphone à la main, les AirPods vissés aux oreilles, Mahmoud, 21 ans, étudiant, s’étonne lorsque l’on évoque les pièces de théâtre : «Le théâtre ? Je n’y ai jamais pensé, honnêtement. Ce n’est pas quelque chose qui me parle vraiment, et je ne vois pas trop à quoi ça pourrait me servir». Son ami, Imad, partage cet avis mais ajoute un autre argument : «Le théâtre, c’est intéressant, mais c’est trop déconnecté de notre vie. Les pièces parlent souvent de sujets qui ne me concernent pas ou qui sont loin de la réalité que je vis. Pourquoi irais-je m’asseoir deux heures pour écouter ça ?».

Issam Rachyq-Ahrad, metteur en scène, dramaturge, et professeur d’art dramatique franco-marocain, éclaire cette désaffection : «Le théâtre, c’est la catharsis. C’est l’idée de s’asseoir dans une salle et de pouvoir se projeter sur ce qui se passe au plateau, en se disant : "Je me reconnais dans ces personnages". Et ça, c’est fondamental. Prenons un jeune marocain qui va au théâtre pour la première fois de sa vie : s’il ne voit pas son bout de récit, s’il ne voit pas son histoire, ça ne prendra pas».
 
Infrastructure théâtrale : Pilier fragile du spectacle vivant
 
Une autre problématique majeure du domaine réside dans la concentration géographique des infrastructures. Selon une étude réalisée par Wallonie-Bruxelles International et la Fédération des Industries Culturelles et Créatives de la CGEM, 50% des structures – associations, syndicats, organismes publics et privés – ainsi que des espaces dédiés à la création, à la formation et à la diffusion, toutes disciplines confondues, sont situés sur l’axe Tanger-Rabat-Salé-Kénitra-Casablanca-Marrakech. Dans ce contexte, seulement 9% de ces infrastructures sont spécifiquement consacrées au théâtre, laissant une grande partie du territoire dépourvue d’équipements adaptés.

Avec l’arrivée du Grand Théâtre de Rabat, encore non ouvert, pouvant accueillir 1.900 spectateurs, et celui de Casablanca, offrant 1.800 places, une lueur d’espoir semble poindre pour le théâtre marocain. Pourtant, nos spécialistes restent sceptiques face à ces projets d’envergure, qu’ils jugent déconnectés des réalités du terrain. En effet, le théâtre a toujours été pensé pour l’échelle micro, axé sur la proximité et l’accessibilité.

«Le théâtre repose sur la question de proximité : le théâtre de la rue, du quartier, et ainsi de suite. Si nous n’inculquons pas une culture théâtrale à nos jeunes dès le plus jeune âge, qui remplira ces grandes salles aux centaines de rangées ?», s’interroge Issam Rachyq-Ahrad. Il souligne également : «Un spectacle, au bout du compte, se fait pour être joué devant un public. Sans une politique de proximité, ces grands édifices risquent de devenir de beaux projets inutilisés».

Grand Théâtre de Rabat
Grand Théâtre de Rabat
Une scène culturelle marocaine à deux vitesses
 
Selon l’étude de Wallonie-Bruxelles International et de la Fédération des Industries Culturelles et Créatives de la CGEM, seuls 10,2% des Marocains accèdent aux spectacles de théâtre, un chiffre qui reflète une fréquentation irrégulière des infrastructures culturelles. Les arts vivants comme le cirque (10%), la danse (7,2%) et l’humour (6,1%) peinent également à attirer un public large. À l’inverse, les spectacles de rue rencontrent un plus grand succès, avec 17,4% d’audience. Cette dynamique pousse certains artistes à investir l’espace public pour se rapprocher de leur public. Toutefois, le cadre juridique en vigueur, notamment le Dahir n° 1-58-377, complique cette démarche. En ne distinguant pas les manifestations artistiques des rassemblements politiques ou syndicaux, la loi impose des procédures administratives lourdes, freinant ainsi la démocratisation culturelle.

En termes de distribution, la majorité des spectacles de théâtre, cirque et danse ne bénéficient que d’une dizaine de représentations par an. Seules les productions les plus emblématiques, comme Halka (450 représentations sur 7 ans), réussissent à s’inscrire durablement sur la scène nationale et internationale. Les cachets varient considérablement, allant de 12.000 à 30.000 dirhams pour les compagnies d’amateurs et semi-professionnelles, jusqu’à 50.000, voire 100.000 dirhams pour les troupes professionnelles et les artistes les plus en vue.

En dépit des défis majeurs auxquels le théâtre marocain est confronté – qu’ils soient liés aux infrastructures, au financement, à la formation ou à l’accessibilité du public –, il reste un pilier essentiel de la culture nationale. Pour lui redonner la place qu’il mérite, une refonte globale s’impose, mêlant politiques de proximité, sensibilisation dès le plus jeune âge, et adaptation aux réalités contemporaines. Le théâtre, en tant qu’espace de catharsis et de réflexion, ne doit pas disparaître dans l’ombre des nouvelles formes de divertissement, mais renaître comme une plateforme vivante, inclusive et accessible à tous.

 

Trois questions à Mahmoud Chahdi

Mahmoud Chahdi, enseignant chercheur à l’Institut Supérieur d’Art Dramatique et d’Animation Culturelle et directeur de l’Académie Ali Zaoua des Métiers de la Culture, répond à nos questions.
Mahmoud Chahdi, enseignant chercheur à l’Institut Supérieur d’Art Dramatique et d’Animation Culturelle et directeur de l’Académie Ali Zaoua des Métiers de la Culture, répond à nos questions.
«Identité artistique et accessibilité des espaces culturels : Défis du théâtre au Maroc»
 
  • Quelles sont les principales problématiques des infrastructures théâtrales au Maroc aujourd'hui ?
Les infrastructures théâtrales au Maroc, bien que diversifiées entre public et privé, souffrent principalement d’un manque de gestion efficace et de programmation cohérente. Beaucoup de théâtres et de centres culturels manquent d’identité artistique et d’une offre clairement définie. L’accessibilité reste un enjeu majeur, avec des espaces souvent mal adaptés aux attentes du public. Par ailleurs, le métier de médiateur culturel, essentiel pour établir le lien entre artistes et spectateurs, n’est pas suffisamment soutenu par des formations professionnelles adaptées.
 
  • Quels efforts pourraient être mis en place pour améliorer la situation des espaces culturels ?
Des initiatives existent déjà, comme la domiciliation des troupes de théâtre dans des lieux publics, mais elles manquent encore d’un bilan concret. Pour améliorer la situation, il est essentiel de renforcer l’accompagnement technique et artistique, d’assurer une meilleure visibilité des programmations et de favoriser des formations adaptées aux besoins actuels du secteur. La démocratisation de l’accès à ces espaces pour une plus large audience est également cruciale.
 
  • Le nombre de créations théâtrales actuelles est-il suffisant au Maroc ?
Le Maroc produit presque une centaine de pièces par an, mais la qualité est souvent négligée. Beaucoup de productions sont réalisées en très peu de temps, ce qui impacte leur profondeur artistique. Il est nécessaire de renforcer les critères de qualité dans le processus de subvention et de mettre en place des mécanismes de diffusion plus efficaces pour garantir une plus grande visibilité à ces créations, tant au niveau national qu'international.

Trois questions à Issam Rachyq-Ahrad

Issam Rachyq-Ahrad, metteur en scène, dramaturge et professeur d’art dramatique franco-marocain, répond à nos questions.
Issam Rachyq-Ahrad, metteur en scène, dramaturge et professeur d’art dramatique franco-marocain, répond à nos questions.
«Le manque de ressources et de soutien limite la création théâtrale au Maroc»
 
  • Quelles sont les principales différences entre la création théâtrale et le soutien institutionnel en France et au Maroc ?
La France bénéficie d'un environnement favorable à la création théâtrale grâce à des subventions publiques qui facilitent le financement des spectacles. En France, la création d’une association permet d’obtenir des aides de l’État, ce qui soutient une grande diversité de projets. En revanche, au Maroc, les fonds alloués sont limités, et la création théâtrale y est moins développée, avec une centaine de créations par an, contre des milliers en France, en raison du faible financement et du manque de structures de soutien.
 
  • Comment le manque de culture théâtrale et l'absence de soutien institutionnel impactent-ils l'engagement des jeunes talents marocains dans les arts vivants ?
Le manque de ressources et de soutien pour accompagner les projets théâtraux rend difficile l’engagement des jeunes talents au Maroc. Le théâtre exige une passion profonde, mais la faible demande et l’absence de structures rendent difficile la reconnaissance des artistes locaux, contrairement à la France où la culture théâtrale est présente dès le plus jeune âge.
 
  • La diaspora marocaine pourrait-elle jouer un rôle dans la promotion et la diffusion du théâtre marocain à l’international, en particulier dans des festivals comme celui d'Avignon ?
La diaspora marocaine, particulièrement en France, pourrait jouer un rôle clé dans la promotion du théâtre marocain à l'international, notamment au Festival d'Avignon. Cependant, les frais de déplacement et de production limitent la participation des compagnies marocaines. Malgré quelques exceptions comme le Cirque Acrobatique de Tanger, la majorité des compagnies marocaines n'ont pas les ressources nécessaires pour se produire à l'étranger. La diaspora pourrait faciliter les liens avec les festivals et mobiliser des ressources pour aider à diffuser le théâtre marocain au-delà des frontières.



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