- Donald Trump s’est entretenu avec le président Poutine. Leur échange est perçu comme le prélude d’une future solution de la guerre en Ukraine. Pensez-vous que le pragmatisme du président américain pèsera dans la balance ?
Trump a certes prétendu pendant la campagne qu’il allait résoudre le conflit en 24 heures, avant de se rétracter en parlant de 100 jours, puis de six mois. A mon avis, deux éléments empêchent le président américain de parvenir rapidement à un deal. Quand on scrute attentivement son entourage, il y a d’un côté des Républicains pro-ukrainiens dont le Secrétaire d’Etat, Marco Rubio, qui veulent rester fermes vis-à-vis de la Russie, et, de l’autre, des personnalités pro-russes comme le futur patron de la CIA. Deuxièmement, il est fort probable que la nouvelle Administration américaine se donnera le temps nécessaire jusqu’à l’été avant de trancher. N’oublions pas que Trump a une vision transactionnelle et, par conséquent, il voudra maintenir les Européens sous pression, notamment pour les pousser à augmenter leurs dépenses militaires, et leur faire payer le plus possible le coût de la reconstruction de l’Ukraine et du maintien de la paix. Plus exactement, les Etats-Unis entendent profiter au mieux des opportunités économiques de l’Ukraine d’après-guerre, du marché de la reconstruction à l’exploitation de ressources telles que les terres rares, mais ne veulent pas assumer le fardeau d’une Ukraine économiquement affaiblie et sous menace constante. Trump ne peut pas faire fi de la position de plusieurs sénateurs républicains convaincus de la pertinence des sanctions contre la Russie dont l’économie commence à entrer dans une zone de turbulence au moment où son effort de guerre est menacé par l’épuisement des stocks soviétiques. J’ajoute que la Russie a récemment réaffirmé sa vieille revendication quant à la neutralité de l’Ukraine et sa renonciation à adhérer à l’OTAN qui demeure un point sensible pour les Américains dans une future négociation. Tout cela laisse entendre que les discussions vont traîner durant l’année 2025. Mais nous ne sommes bien sûr jamais à l’abri d’une surprise avec Donald Trump, plus imprévisible que jamais.
- En parlant d'imprévisibilité, est-ce qu’il pourrait y avoir une marche arrière américaine en faveur de l’Ukraine ?
Donald Trump a d’ores et déjà montré qu’il peut changer d’avis à tout moment en fonction de ses intérêts, voire de ses obsessions. En septembre 2017, à la tribune des Nations Unies, il menaçait de “détruire complètement” la Corée du Nord. Quelques mois plus tard, il rencontrait Kim Jong-Un et ne tarissait pas d’éloges à son endroit. De manière plus structurante, il est, on l’a dit, passé d’une posture de retrait du Proche-Orient à un réengagement. Cela montre la volatilité du personnage qui avait aussi durci les sanctions contre la Russie bien qu’il ait eu de bonnes relations avec Vladimir Poutine pendant son premier mandat, au point de lui donner raison contre ses propres services de renseignement sur l’affaire de l’ingérence russe en 2018. Un retournement total sur l’Ukraine n’est pas exclu si Trump sent que Poutine joue le rapport de force. L’on voit déjà que Trump joue la carte des sanctions maximales, et qu’il préfère cultiver les relations avec le président Zelensky plutôt que de négocier au-dessus de sa tête - l’on peut d’ailleurs saluer la rencontre organisée par Emmanuel Macron en marge de la cérémonie de réouverture de Notre-Dame. S’il estime que la Russie ne veut pas sérieusement négocier, Trump pourrait se braquer contre Poutine et chercher à le faire plier, par des sanctions étouffantes ou par un soutien accru à l’Ukraine. Par contre, si les Ukrainiens apparaissent trop maximalistes dans leurs buts de guerre ou refusent d’engager des négociations en trop mauvaise posture, les Américains pourraient leur forcer la main. Quoiqu’il en soit, Trump veut se débarrasser de la guerre qu’il voit comme un héritage empoisonné de l’époque de Biden, quitte à faire pression sur les deux belligérants. Si Trump pourrait se montrer bien plus dur qu’escompté à l’égard de la Russie, c’est l’Ukraine qui a le plus à perdre dans la mesure où c’est elle qui serait forcée à des concessions.
N’oublions pas que Trump a une vision transactionnelle et, par conséquent, il voudra maintenir les Européens sous pression, notamment pour les pousser à augmenter leurs dépenses militaires, et leur faire payer le plus possible le coût de la reconstruction de l’Ukraine et du maintien de la paix.
- A quoi ressemblerait un deal entre Trump et Poutine ?
Il est déjà clair qu’il y aura sur la table le report aux calendes grecques de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, comme ce fut le cas pendant le sommet de l’OTAN de 2008 où l’éventuelle adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine avait été repoussée, à la demande notamment des dirigeants allemands et français. Trump paraît également ouvert à refuser le principe même d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Les Européens, que Trump et surtout Poutine chercheront à exclure au maximum des négociations, devront batailler pour imposer des garanties de sécurité pour l’Ukraine, sachant que Trump déléguera probablement à des pays comme la France la responsabilité de ces garanties, par exemple par le déploiement d’une mission de maintien de la paix.
Autre aspect probable d’un futur “deal” entre Poutine et Trump, qui a été clairement exposé par le Vice-président JD Vance : une solution “à la coréenne”, avec un gel de la ligne de front, sorte de reproduction des accords de Minsk à l’échelle de toute l’Ukraine. L’option du gel est d’autant plus probable qu'on imagine mal l’Administration Trump (autant que l’Ukraine) reconnaître l'annexion de la Crimée et des oblasts conquis par la Russie. La question du statut de ces territoires serait elle aussi remise à plus tard, mais dans les faits, la Russie y consoliderait son emprise pendant des années, ce qui lui coûtera cher.
Ce scénario n'est définitivement pas rassurant, puisque cela donne à la Russie du temps pour se régénérer militairement pour lancer de nouvelles offensives d’ici cinq, voire dix ans. Je rappelle que jusqu’ici, Poutine a interprété la moindre concession des Occidentaux comme un recul de leur part, et un espace où s’engouffrer : Géorgie en 2008, Syrie en 2013 puis 2015, Ukraine en 2014, 2015 puis 2022… Concernant les sanctions, les Américains ne semblent pas prêts à les abandonner et seraient enclins, au contraire, à les renforcer pour pousser la Chine et l’Inde à lâcher les Russes. Certaines sanctions profitent d’ailleurs directement aux Américains, notamment dans le domaine des hydrocarbures.
- Trump dit que la guerre russo-ukrainienne n’aurait jamais eu lieu s’il avait été au pouvoir, ce dont Vladimir Poutine a convenu. Est-ce que l’Administration Biden a mal géré la crise de 2021 ?
Je rappelle d’abord un fait souvent oublié : en 2002, Poutine déclarait que l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN ne lui posait pas de problème, et que cette question ne regardait que la relation entre l’Ukraine et l’Alliance atlantique. A cette époque, il ne s’était d’ailleurs pas opposé à l’entrée des pays baltes dans l’OTAN, bien qu’ils soient frontaliers de la Russie. Ce n’est que plus tard que cette question est devenue un casus belli, Poutine ayant réécrit l’Histoire. L’idée selon laquelle l’Occident a provoqué la Russie n’est qu’une excuse pour justifier l’invasion de l’Ukraine. Pour aller vers votre question, Joe Biden a fait comprendre, en 2021, que les Occidentaux n'allaient pas intervenir aux côtés de l’Ukraine en cas d’attaque dans un geste de désescalade, que les Russes ont vu une invitation à l’invasion et un gage d’impunité. Comme dit, la Russie perçoit toute concession comme une faiblesse. Peut-être que Poutine n’aurait pas osé envahir l’Ukraine avec Trump à la tête des Etats-Unis par crainte de son caractère imprévisible, mais il est très probable qu’il sera d’autant plus enclin à provoquer une OTAN affaiblie par Trump, ou une Ukraine que Trump aurait poussée à trop de concessions. De manière plus large, on sous-estime trop souvent la profondeur du projet impérial du Kremlin, fondé sur l’idée d’un “monde russe” qui justifierait un droit de regard et d’ingérence de la Russie envers les pays voisins, et qui pourrait même justifier de nouvelles revendications territoriales. C’est l’une des raisons pour lesquelles je crois à de futures agressions de la Russie, y compris contre les pays baltes, et à un potentiel conflit direct entre la Russie et l’OTAN, comme je le développe dans mon livre à travers divers scénarios.
- Que pensez-vous de l’attitude de la Hongrie et la Slovaquie qui semblent moins agressifs contre la Russie que le reste des pays de l’UE?
Là où Viktor Orban incarne l’extrême droite pro-russe, Robert Fico vient de la gauche qui elle aussi a de puissants courants pro-russes ; gardons en effet à l’esprit qu’outre les partis nationalistes, plusieurs partis de gauche européens ont eu un discours peu ferme, voire complaisant, vis-à-vis de la Russie. On le voit actuellement en Allemagne; à la faveur des élections législatives où l’AFD à l’extrême-droite, Die Linke, la BSW et une partie du SPD à gauche, sont moins favorables à soutenir l’Ukraine, ou en France où LFI et le RN seraient enclins à une normalisation des relations avec la Russie.
- Quelles sont, à votre avis, les racines de cette proximité intellectuelle visible entre la Russie et les partis nationalistes en Europe ?
La Russie joue évidemment sur la proximité culturelle car elle se présente comme un des derniers bastions des valeurs traditionnelles en Europe. Or, qu’il s’agisse de la religiosité, du respect des valeurs familiales ou de la natalité, la société est beaucoup moins conservatrice qu’elle le prétend. De même, la Russie se positionne face aux opinions européennes comme le garant de la civilisation chrétienne alors qu’elle se montre comme l'ennemi de l’Occident quand elle s’adresse au soi-disant “Sud global”, aux pays africains en particulier. En même temps, les Russes se disent eurasiatiques face à leurs alliés en Asie.
Lorsqu’on analyse la guerre de l’information menée par la Russie, que j’ai disséquée dans mon livre, on se rend compte que cette lutte informationnelle joue à la fois sur la peur de l’immigration chez les opinions européennes, et sur le ressenti des populations immigrées, pour exciter les tensions communautaires. Aux Etats-Unis, elle cherche à exacerber les tensions raciales de tous les côtés.
- Parlons maintenant des Etats-Unis, à quoi ressemblera le mandat de Donald Trump sur le plan international ?
Je pense que Trump sera moins isolationniste qu’il l’a été dans son premier mandat, et davantage dans l’affirmation. On peut estimer que ses velléités expansionnistes envers le Groenland, le Canada et Panama visent à faire pression pour obtenir ce qu’il veut, mais il ne faut pas en sous-estimer le sérieux. Et de même qu’il a davantage balisé sa politique intérieure, Trump a davantage structuré sa vision du monde. Quand on regarde ses menaces de guerre commerciale, et l’attitude d’Elon Musk qui veut bâtir une nouvelle internationale de l’extrême-droite, l’Amérique semble rentrer dans une nouvelle logique impériale. Scénario particulièrement probable (et inquiétant) : les Etats-Unis vont se comporter avec leurs alliés en grande partie comme l’URSS avec ses satellites pendant l’ère du pacte de Varsovie. A défaut de soumettre par les armes, ils leur imposeront leur hégémonie au sein de l’OTAN.
Concernant le Proche Orient, l’administration américaine semble plus volontariste, voire agressive, que sous le premier mandat de Trump. Nous sommes passés d’un président qui voulait globalement se retirer de la région à celui qui veut désormais la remodeler.
- Concernant le Moyen Orient. Une attaque américaine contre l’Iran est-elle inéluctable étant donné que Trump ne cache pas son bellicisme contre le régime des Mollahs ?
Ce scénario n’est pas forcément irrationnel. Plus vraisemblablement, Donald Trump devrait donner davantage carte blanche à de futures attaques israéliennes. Là où Joe Biden avait refusé des attaques contre les installations pétrolières iraniennes - notamment, à mon sens, du fait de l’impact qu’elles auraient eu sur l’approvisionnement de la Chine, Trump serait plus permissif. Les Républicains américains sont largement persuadés que la force est le seul moyen d'enrayer le programme nucléaire iranien, au minimum par l’exercice d’une “pression maximale” qui avait déjà conduit Trump à déchirer en 2018 l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien.
- Peut-on dire que l’Iran est si affaibli aujourd’hui qu’il ne représente aucune menace au Moyen Orient ?
L’Iran est indéniablement affaibli après avoir perdu beaucoup de ses proxys, notamment en Syrie et au Liban. Il lui reste les Houthis et les groupes constituant la “résistance islamique en Irak”, et d’autres leviers de menace dans la région. On peut, toutefois, craindre que le régime, s’il sent que sa survie est en jeu, soit tenté d'accélérer son programme nucléaire plutôt que de céder à la “pression maximale” qu’entend exercer l’administration Trump. L’on sait que l’Iran veut se donner les moyens d’avoir la bombe, mais pas s’il entend vraiment franchir ce seuil ; la clarification pourrait se faire au pied du mur. De quoi entraîner une action armée israélienne avec l’aval, voire l’appui, des Etats-Unis.