
- Professeur Noureddine El Aoufi, vous venez de publier votre ouvrage intitulé « La marocanisation et le développement de la bourgeoisie ». Quel a été le point de départ de cette réflexion?
- Il s’agit, en fait, d’une seconde édition, la première date de 1990 aux éditions Toubkal et elle est épuisée. Cette nouvelle publication a été non seulement revue et corrigée, mais complétée par des développements qui ne figurent pas dans la première édition. A l’origine, c’est un Mémoire d’études supérieures, soutenu à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de l’Université Mohammed V de Rabat sous la direction du professeur Abdelaziz Belal. C’est lui qui a suggéré le sujet et précisé ses termes : la marocanisation et la bourgeoisie. Il me revenait de définir la problématique et les hypothèses qui la sous-tendent.
Le point de départ se trouve dans le Dahir du 3 mars 1973 relatif à la « marocanisation de certaines activités » (Dahir du 2 mars 1973). Ce sont les aspects économiques auxquels renvoie la loi juridique qui forment l’objet du travail. La mise en œuvre de la marocanisation devait se faire sur deux ans, et la Direction de la Statistique avait lancé en 1975 une enquête sur les résultats de l’opération. Les données de cette enquête constituent la base empirique de l’analyse. Je devais préciser ce qu’on appelle dans le jargon une problématique de recherche, formuler des hypothèses, spécifier le cadre d’analyse, etc.
Je suis parti, par conséquent, du texte de loi, et j’ai tenté d’interroger ses principes, ses objectifs, d’expliciter en quelque sorte ce qui est implicite dans le texte. L’objectif implicite de la marocanisation est double : d’une part favoriser le développement d’une bourgeoisie nationale, et, de l’autre, limiter la domination du capital étranger en réduisant sa part relative. J’ai transformé ces deux objectifs en hypothèses que j’ai essayé de tester par les résultats de l’enquête et de soumettre, ainsi, la loi aux faits.
- Dans quelle mesure la loi de 1973 sur la marocanisation a-t-elle réellement permis d'atteindre les objectifs de « parachèvement de l'indépendance économique » et de « réduction de l'emprise étrangère » ?
- Deux problématiques, deux hypothèses. La première concerne la possibilité de développement du capitalisme national, l’analyse des résultats de l’opération montre les limites d’une telle hypothèse. On se retrouve face à deux autres arguments dont le premier a trait à la nature de la propriété du capital et à la théorie du contrôle. En effet, le phénomène de dispersion de la propriété dans une société anonyme permet le contrôle minoritaire. Au sein des sociétés qui ont été marocanisées : si la propriété juridique, formelle, appartient aux nationaux, en revanche, la propriété́ économique, réelle, c’est-à-dire : le contrôle demeure entre les mains des étrangers.
Pour ce qui est du second argument, relatif à l’effet limité de la marocanisation, il concerne le transfert technologique qui est un moyen puissant de contrôle exercé par les firmes multinationales, lesquelles n’ont plus besoin de posséder la totalité des actifs de leurs filiales. Par conséquent, au lieu de réduire l’emprise du capital étranger sur l’économie du pays, la marocanisation l’aura au contraire consolidée, voire renforcée.
Une seconde hypothèse est relative à l’émergence d’une classe d’entrepreneurs marocains à même d’entraîner le développement de la bourgeoisie nationale. J’ai essayé, sur la base de la théorie des classes, d’évaluer le potentiel réel des catégories sociales visées par la loi pour participer à l’opération et renforcer l’entrepreneuriat national.
En fin de compte, ce sont les couches supérieures de la « bourgeoisie » (fraction dite « compradore », c’est-à-dire liée au capital étranger et hauts cadres de l’administration civile et militaire) qui se sont emparé de la quasi-totalité des affaires. Une part limitée des classes moyennes (2% de la population active totale) a pu participer à l’opération et saisir ainsi l’opportunité offerte par la loi. Dans le vocabulaire économique, on appelle cela : effet pervers.
- Vous soulignez les « imperfections » de l'arsenal juridique soutenant l'opération de marocanisation. Pourriez-vous nous en donner des exemples concrets et expliquer leur impact sur le développement de la bourgeoisie nationale ?
- Ce sont moins les « imperfections » de la loi que son effectivité qui explique l’échec de l’opération. Les incitations dédiées aux classes moyennes n’ont eu que peu d’impact et les prêts octroyés d’une faible valeur (15% du capital engagé) n’ont, au total, touché que quelques 700 personnes.
La loi a privilégié la formule de marocanisation par augmentation de capital, c’est-à-dire par association de capitaux marocains avec le capital étranger, l’objectif recherché par cette formule est double : préserver les capitaux étrangers investis au Maroc, d’une part, et permettre aux entrepreneurs marocains de faire l’apprentissage des affaires, de la gestion, de la compétitivité, bref de cultiver l’esprit d’entreprise, d’autre part.
La marocanisation a touché principalement la Société Anonyme avec deux conséquences. D’abord, les capitaux marocains, majoritaires d’un point de vue strictement juridique, sont, en fait, assujettis au capital étranger, lequel exerce un pouvoir économique réel sur l’ensemble des capitaux au Conseil d’administration comme à l’Assemblée générale des actionnaires. Ensuite, il y a un captage de capitaux marocains, importants mais dispersés, au profit du capital étranger et, plus largement, un drainage de la petite et moyenne épargne vers le circuit du grand capital.
Mais au-delà des carences du dispositif juridique, les imperfections sont plutôt d’ordre structurel, et tiennent davantage à la nature du capitalisme domestique, aux comportements rentiers de la bourgeoisie nationale, aux formes de sa dépendance vis-à-vis du capital étranger. Pour expliquer ces dysfonctionnements structurels, il faudrait faire le narratif du capitalisme au Maroc, revenir aux conditions historiques de sa formation sous le Protectorat.
- Vous évoquez la « théorie du contrôle » pour expliquer la soumission de la propriété juridique des capitaux marocains au pouvoir économique réel détenu par les étrangers. Pourriez-vous développer cette idée et nous donner des exemples de secteurs économiques où ce phénomène est particulièrement visible ?
- La théorie des droits de propriété fait une distinction entre propriété juridique qui est purement formelle et propriété économique qui est réelle. Il y a, par ailleurs, une autre séparation entre propriété et contrôle, ce dernier pouvant prendre plusieurs formes (privé par un individu ou un groupe, majoritaire, minoritaire, interne, etc.). Même minoritaire, le capital étranger peut, dans les faits, contrôler une société qui a été marocanisée par association ou augmentation de capital.
Ces modalités favorisent une domination exercée sur les capitaux marocains de deux façons différentes, selon la grandeur de l’entreprise. D’une façon directe et principale dans la Société́ Anonyme où les capitaux marocains sont dans un rapport de subordination à l’égard des capitaux étrangers.
D’une façon indirecte et secondaire par la soumission des petites et moyennes entreprises marocaines aux grandes entreprises internationales. La plupart des secteurs sont dans cette configuration, mais notamment les activités connectées au marché international, les activités d’exportation et d’importation, la finance, les services, etc.
- Quelles sont les perspectives d'avenir pour la marocanisation ?
- Le Code des investissements de 1983 a mis un terme à la marocanisation et aux limites qu’elle impose au capital étranger. Comme je viens de le souligner, ce sont des limites fragiles en droit et sans effet significatif dans les faits. Dans le même mouvement, le programme d’ajustement structurel appliqué entre 1983 et 1993 a, comme on le sait, donné lieu à une nouvelle trajectoire de notre pays prenant appui sur l’ouverture et l’engagement, tête baissée, dans la mondialisation libérale.
Le principe d’indépendance, notamment industrielle, à l’égard de l’étranger, le concept de souveraineté économique dont la marocanisation est le nom, ce concept n’est pas pour autant dépourvu de pertinence aujourd’hui. La crise du Covid-19 a bien montré l’importance en termes de sécurité économique pour notre pays de se doter d’un système productif national couvrant l’essentiel des produits de base.
C’est cette perspective qui est proposée dans le Nouveau modèle de développement préconisant une transformation structurelle tirée par les secteurs stratégiques englobant notamment les industries alimentaire, sanitaire, énergétique et numérique. J’ai publié, en 2019, un ouvrage collectif intitulé : « Made in Maroc, Made in Monde » (Économie critique, Rabat, 3 volumes). Au-delà de la formule, le « Made in Maroc » est un programme de développement qui renoue avec l’idée de marocanisation, ici portée à une échelle plus holistique par des enchaînements vertueux épargne-investissement-production-consommation, le tout dans un bouclage macro et microéconomique à base nationale.
Recueillis par Safaa KSAANI
- Il s’agit, en fait, d’une seconde édition, la première date de 1990 aux éditions Toubkal et elle est épuisée. Cette nouvelle publication a été non seulement revue et corrigée, mais complétée par des développements qui ne figurent pas dans la première édition. A l’origine, c’est un Mémoire d’études supérieures, soutenu à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de l’Université Mohammed V de Rabat sous la direction du professeur Abdelaziz Belal. C’est lui qui a suggéré le sujet et précisé ses termes : la marocanisation et la bourgeoisie. Il me revenait de définir la problématique et les hypothèses qui la sous-tendent.
Le point de départ se trouve dans le Dahir du 3 mars 1973 relatif à la « marocanisation de certaines activités » (Dahir du 2 mars 1973). Ce sont les aspects économiques auxquels renvoie la loi juridique qui forment l’objet du travail. La mise en œuvre de la marocanisation devait se faire sur deux ans, et la Direction de la Statistique avait lancé en 1975 une enquête sur les résultats de l’opération. Les données de cette enquête constituent la base empirique de l’analyse. Je devais préciser ce qu’on appelle dans le jargon une problématique de recherche, formuler des hypothèses, spécifier le cadre d’analyse, etc.
Je suis parti, par conséquent, du texte de loi, et j’ai tenté d’interroger ses principes, ses objectifs, d’expliciter en quelque sorte ce qui est implicite dans le texte. L’objectif implicite de la marocanisation est double : d’une part favoriser le développement d’une bourgeoisie nationale, et, de l’autre, limiter la domination du capital étranger en réduisant sa part relative. J’ai transformé ces deux objectifs en hypothèses que j’ai essayé de tester par les résultats de l’enquête et de soumettre, ainsi, la loi aux faits.
- Dans quelle mesure la loi de 1973 sur la marocanisation a-t-elle réellement permis d'atteindre les objectifs de « parachèvement de l'indépendance économique » et de « réduction de l'emprise étrangère » ?
- Deux problématiques, deux hypothèses. La première concerne la possibilité de développement du capitalisme national, l’analyse des résultats de l’opération montre les limites d’une telle hypothèse. On se retrouve face à deux autres arguments dont le premier a trait à la nature de la propriété du capital et à la théorie du contrôle. En effet, le phénomène de dispersion de la propriété dans une société anonyme permet le contrôle minoritaire. Au sein des sociétés qui ont été marocanisées : si la propriété juridique, formelle, appartient aux nationaux, en revanche, la propriété́ économique, réelle, c’est-à-dire : le contrôle demeure entre les mains des étrangers.
Pour ce qui est du second argument, relatif à l’effet limité de la marocanisation, il concerne le transfert technologique qui est un moyen puissant de contrôle exercé par les firmes multinationales, lesquelles n’ont plus besoin de posséder la totalité des actifs de leurs filiales. Par conséquent, au lieu de réduire l’emprise du capital étranger sur l’économie du pays, la marocanisation l’aura au contraire consolidée, voire renforcée.
Une seconde hypothèse est relative à l’émergence d’une classe d’entrepreneurs marocains à même d’entraîner le développement de la bourgeoisie nationale. J’ai essayé, sur la base de la théorie des classes, d’évaluer le potentiel réel des catégories sociales visées par la loi pour participer à l’opération et renforcer l’entrepreneuriat national.
En fin de compte, ce sont les couches supérieures de la « bourgeoisie » (fraction dite « compradore », c’est-à-dire liée au capital étranger et hauts cadres de l’administration civile et militaire) qui se sont emparé de la quasi-totalité des affaires. Une part limitée des classes moyennes (2% de la population active totale) a pu participer à l’opération et saisir ainsi l’opportunité offerte par la loi. Dans le vocabulaire économique, on appelle cela : effet pervers.
- Vous soulignez les « imperfections » de l'arsenal juridique soutenant l'opération de marocanisation. Pourriez-vous nous en donner des exemples concrets et expliquer leur impact sur le développement de la bourgeoisie nationale ?
- Ce sont moins les « imperfections » de la loi que son effectivité qui explique l’échec de l’opération. Les incitations dédiées aux classes moyennes n’ont eu que peu d’impact et les prêts octroyés d’une faible valeur (15% du capital engagé) n’ont, au total, touché que quelques 700 personnes.
La loi a privilégié la formule de marocanisation par augmentation de capital, c’est-à-dire par association de capitaux marocains avec le capital étranger, l’objectif recherché par cette formule est double : préserver les capitaux étrangers investis au Maroc, d’une part, et permettre aux entrepreneurs marocains de faire l’apprentissage des affaires, de la gestion, de la compétitivité, bref de cultiver l’esprit d’entreprise, d’autre part.
La marocanisation a touché principalement la Société Anonyme avec deux conséquences. D’abord, les capitaux marocains, majoritaires d’un point de vue strictement juridique, sont, en fait, assujettis au capital étranger, lequel exerce un pouvoir économique réel sur l’ensemble des capitaux au Conseil d’administration comme à l’Assemblée générale des actionnaires. Ensuite, il y a un captage de capitaux marocains, importants mais dispersés, au profit du capital étranger et, plus largement, un drainage de la petite et moyenne épargne vers le circuit du grand capital.
Mais au-delà des carences du dispositif juridique, les imperfections sont plutôt d’ordre structurel, et tiennent davantage à la nature du capitalisme domestique, aux comportements rentiers de la bourgeoisie nationale, aux formes de sa dépendance vis-à-vis du capital étranger. Pour expliquer ces dysfonctionnements structurels, il faudrait faire le narratif du capitalisme au Maroc, revenir aux conditions historiques de sa formation sous le Protectorat.
- Vous évoquez la « théorie du contrôle » pour expliquer la soumission de la propriété juridique des capitaux marocains au pouvoir économique réel détenu par les étrangers. Pourriez-vous développer cette idée et nous donner des exemples de secteurs économiques où ce phénomène est particulièrement visible ?
- La théorie des droits de propriété fait une distinction entre propriété juridique qui est purement formelle et propriété économique qui est réelle. Il y a, par ailleurs, une autre séparation entre propriété et contrôle, ce dernier pouvant prendre plusieurs formes (privé par un individu ou un groupe, majoritaire, minoritaire, interne, etc.). Même minoritaire, le capital étranger peut, dans les faits, contrôler une société qui a été marocanisée par association ou augmentation de capital.
Ces modalités favorisent une domination exercée sur les capitaux marocains de deux façons différentes, selon la grandeur de l’entreprise. D’une façon directe et principale dans la Société́ Anonyme où les capitaux marocains sont dans un rapport de subordination à l’égard des capitaux étrangers.
D’une façon indirecte et secondaire par la soumission des petites et moyennes entreprises marocaines aux grandes entreprises internationales. La plupart des secteurs sont dans cette configuration, mais notamment les activités connectées au marché international, les activités d’exportation et d’importation, la finance, les services, etc.
- Quelles sont les perspectives d'avenir pour la marocanisation ?
- Le Code des investissements de 1983 a mis un terme à la marocanisation et aux limites qu’elle impose au capital étranger. Comme je viens de le souligner, ce sont des limites fragiles en droit et sans effet significatif dans les faits. Dans le même mouvement, le programme d’ajustement structurel appliqué entre 1983 et 1993 a, comme on le sait, donné lieu à une nouvelle trajectoire de notre pays prenant appui sur l’ouverture et l’engagement, tête baissée, dans la mondialisation libérale.
Le principe d’indépendance, notamment industrielle, à l’égard de l’étranger, le concept de souveraineté économique dont la marocanisation est le nom, ce concept n’est pas pour autant dépourvu de pertinence aujourd’hui. La crise du Covid-19 a bien montré l’importance en termes de sécurité économique pour notre pays de se doter d’un système productif national couvrant l’essentiel des produits de base.
C’est cette perspective qui est proposée dans le Nouveau modèle de développement préconisant une transformation structurelle tirée par les secteurs stratégiques englobant notamment les industries alimentaire, sanitaire, énergétique et numérique. J’ai publié, en 2019, un ouvrage collectif intitulé : « Made in Maroc, Made in Monde » (Économie critique, Rabat, 3 volumes). Au-delà de la formule, le « Made in Maroc » est un programme de développement qui renoue avec l’idée de marocanisation, ici portée à une échelle plus holistique par des enchaînements vertueux épargne-investissement-production-consommation, le tout dans un bouclage macro et microéconomique à base nationale.
Recueillis par Safaa KSAANI