Les images et les souvenirs s’entrechoquent. Les phrases viennent et repartent. La gorge se noue et les yeux se voilent. Les bleus jonchent et broient l’âme. La douleur est là, génératrice de colère et d’incompréhension. La mort, dernier rempart avant l’éternité ? Peut-être. Seulement, l’ici-bas l’accueille avec supplice. Un être cher vous quitte et la boussole s’affole. Fatema Loukili (et non Fatima, elle exècre son prénom ainsi orthographié) fait partie de ces rares êtres dont la présence suffit à rendre une rencontre intelligemment conviviale. Son verbe généreux et ses silences tranchants font d’elle une femme au caractère redoutable. On admire son sens de l’écoute et on appréhende la répartie de ses répliques, souvent vives et spirituelles. L’empêcheuse de tourner en rond, au sourire malicieux, tourne en bourrique celui qui s’y prête, déroule du réel respect à celui qui abonde de finesse d’esprit. Quant à l’amour, elle en a à revendre, jusqu’à parfois lui jouer de mauvais tours, lui causer fracas. Mais elle passe l’éponge et repart de plus belle. Dans sa courte vie quoiqu’opulente d’évènements, Fatema opère des choix décisifs, personnellement réfléchis. Sans ignorer cette pointe d’humour qu’elle trimbale avec intense légèreté. Voilà comment elle répond en 1986 à la question « Qui êtes-vous ? » lors d’un entretien paru sur les colonnes du défunt magazine Kalima : « Une femme comme toutes les autres. La maman de Yara. Quelqu'un qui se pose beaucoup de questions et qui ne manque pas de sensibilité. On me dit nerveuse et sympathique aussi. Avant de venir à la T.V.M., j'ai travaillé à Midi 1. En dehors du journalisme, mes passions touchent à la littérature, au cinéma, à la musique, au chant. Que dire d'autre ? Je suis très attentive aux autres. Comme tout le monde, j'ai des hauts et des bas. Un jour, j'aborde la vie avec beaucoup de sérieux. D'autres fois, avec plus de légèreté. Il m'arrive aussi de m'en ‘’laver les mains’’ quand je réalise que ‘’je ne fais que passer’’. J'ai des angoisses, comme toute personne qui se respecte. ‘’Je’’ avec les autres est une espèce de comédie. Et ‘’Je’’ tout seul ne s'entend pas toujours avec lui-même. J'aime la nuit, Omar Khayyam, Lautréamont et les poèmes de Zahir, mon mari. La nuit regorgeante de mystères est ma complice. La nuit tombée, vous savez, les voyages prennent une dimension irréelle. J'aime les espaces qui ouvrent sur le large, le changement et les révolutions intérieures. J'aime ce petit grain de folie qui fait l'individu et le démarque des autres. J'aime les roses pour leur beauté qui passe si vite. Ce qui est éphémère me touche, m'enivre. M'angoisse aussi, car c'est précisément le propre de la vie. » Un autoportrait giclant de sincérité, une infinie finesse découlant d’entre les lignes. Fatema Loukili ne s’intitule pas, elle se décrit. Et qui mieux qu’elle pour mener à bien un tel exercice, pointant ses propres hauts et bas.
Le « 16-Heures », édition convoitée
Native de Meknès, la future journaliste se frotte à la philosophie et à la sociologie. Une double formation qui finit par lui ouvrir d’autres horizons. La voilà à Tanger où elle se fait coacher par l’une des lumières de la station Médi 1, le regretté Abdelkader Chabih. La radio est encore une enfant gâtée et voit défiler de nombreux journalistes dont une partie fait long feu, l’intransigeance de son patron, Pierre Casalta, ne laissant pas d’espace à la nonchalance. Fatema apprend à nager dans les eaux limpides, par moments troubles, d’un média qui revendique « une voix, deux langues ». En somme, elle s’y plait en travaillant dur jusqu’à ce qu’elle décroche l’élaboration et la présentation du journal de « 16-Heures », une édition convoitée par ses collègues. Loukili se fait un nom et une place enviable. En 1986, une opération coup de poing envahit les locaux de la TVM (RTM). Un acte de prestige voulu par Hassan II à l’occasion de ses vingt-cinq ans de règne. Sous l’impulsion de l’architecte et entrepreneur français André Packard, un habitué des palais royaux du pays, une équipe de la télévision française TF1 est mise à contribution pour la concrétisation de cette opération dite « ça bouge à la télé ». Loukili y prend part malgré l’opposition de Casalta. Présentatrice vedette du journal télévisé du soir, elle n’en peut plus des promesses mensongères de Driss Basri qui cumule à l’époque les portefeuilles de l’Intérieur et de l’Information. En fait, la défection est collective. En 1988, Fatema retourne à Médi 1. Peu de temps après le lancement en 1989 de la deuxième chaîne de télévision 2M International, la journaliste est approchée pour rejoindre la jeune équipe du nouveau média audiovisuel. Fatema Loukili y prend un poste de responsabilité, présente l’émission « L’Homme en question » et dirige des rendez-vous de débats essentiellement politiques. Lorsqu’elle décide de claquer la porte du journalisme et après un passage au sein de l’équipe dirigeante de L’ONDA (Office national des aéroports), Loukili se découvre une nouvelle passion, le cinéma. Un domaine qui ne lui est pas vraiment étranger, puisqu’en 1984 elle joue dans le téléfilm « La Dernière page » de son collègue de Médi 1 Jilali Ferhati. Elle remet le couvert en 1986 dans « Une Porte sur le ciel » de son amie Farida Belyazid. Suivent d’autres rôles : « Casablanca, Casablanca » (2002) et « Ruses de femmes » (2005) de la même Belyazid, « La plage des enfants perdus » (1991) et « Mémoire en détention » (2003) de Jilali Ferhati… En tant que scénariste et dialoguiste, Fatema Loukili participe à plusieurs longs métrages : « Femmes et femmes », « Soif » et « Islamour » de Saâd Chraïbi, « La beauté éparpillée » de Lahcen Zinoun, « Elle est diabétique, hypertendue et elle refuse de crever » de Hakim Noury… Elle boucle la boucle en présidant entre 2019 et 2020 la Commission d’aide à la production des œuvres cinématographiques non sans officier préalablement comme présidente ou membre de jurys de quelques festivals de cinéma. Ce parcours, j’en ai rêvé, Fatema l’a fait.
Anis HAJJAM