A cette heure, la confusion règne en Syrie dont l’avenir n’a jamais été aussi illisible. Tombé à la faveur d’une contre-offensive éclair des rebelles de Hayat Tahrir al-Cham (HTS), le régime syrien s’est montré un colosse aux pieds d’argile. Abandonné par les Russes et lâché par ses alliés iraniens, le président déchu Bachar al-Assad s’est réfugié en Russie d’où il a réagi officiellement via un communiqué pour expliquer les raisons de son évasion, dans l’indifférence générale d’un peuple encore galvanisé par “la victoire de la révolution”. La chute du clan Assad après des décennies au pouvoir a certes délivré le pays d’un long règne tyrannique, mais la liesse actuelle pourrait rapidement laisser place à la frustration. Le pays se retrouve aux mains d’anciens rebelles issus d’une mutinerie au départ salafiste.
Les nouveaux maîtres de Damas !
Ancienne branche d’Al-Qaïda, Hayat Tahrir al-Sham suscite autant de curiosité que de crainte. Soutenu visiblement par la Turquie et discrètement par d’autres puissances, le groupe armé s’est emparé de la capitale Damas sans pour autant contrôler tout le territoire syrien.
Le patron de HTS qui s’est auto-proclamé nouveau maître de Damas, Ahmed al-Charaa, connu sous le surnom d’Abou Mohammad al-Joulani, s’efforce tant bien que mal de rassurer la communauté internationale, en montrant un visage modéré, malgré son passé “discutable”. Il a taillé sa barbe tout en endossant le costume civil à la place du turban salafiste. Il multiplie les interviews et les prises de parole pour donner des gages de confiance à l’étranger face à la suspicion internationale. Pour l’instant, le «calife» de Damas cultive l’image d’un fondamentaliste fréquentable. Il reçoit les délégations étrangères et se comporte en Chef d’Etat.
Le Maroc observe prudemment
Tous les pays ont eu beau applaudir la chute du régime Assad après les horreurs de la guerre civile, l’anxiété règne encore dans les chancelleries arabes et occidentales. A Rabat, la diplomatie marocaine reste attentive et suit encore le cours des événements, sans hâte. Le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, avait exprimé l’attachement du Maroc à "l’intégrité territoriale, la souveraineté nationale et l’unité du peuple syrien". Une position fidèle au traditionnel positionnement du Royaume à la souveraineté des Etats dans les cas de crise. Il va sans dire que le régime al-Assad ne fut jamais un ami du Maroc. Les rapports furent toujours compliqués et le furent encore plus quand Damas reconnut le Polisario. Le Maroc s’est positionné en faveur du peuple syrien quand la révolution de 2011 a éclaté, avant de fermer son ambassade à Damas l’année suivante. Le Royaume est resté intransigeant en refusant le retour de Bachar al-Assad à La Ligue arabe contre une majorité d’Etats favorables. Aujourd’hui, des discussions sont engagées en vue d’entrevoir la possibilité de rouvrir l’ambassade du Royaume à Damas, selon les détails livrés par le porte-parole du Département des Affaires politiques du nouveau régime, Obaida Arnaout, à la chaîne qatarie Al-Jazeera.
Jeunes djihadistes à l'entraînement dans la région d'Alep en Syrie, en juillet 2012. AFP PHOTO/BULENT KILIC
En attente d’une reprise diplomatique encore incertaine !
Pour l'instant, rien n’est confirmé du côté marocain. «Le Royaume va finir par reconnaitre un jour le futur gouvernement syrien, mais il est encore tôt de le faire aujourd’hui puisqu’on méconnait encore la direction que prendront les nouvelles autorités», explique Mohammed Badine El Yattioui, professeur d'études stratégiques, convaincu que le Royaume est dans une logique de prudence actuellement. La restauration des liens diplomatiques pourrait s’avérer utile au moment où l'arrivée des rebelles au pouvoir permettrait de régler quelques dossiers épineux, dont le sort des combattants marocains et leurs familles. Quelques-uns d’entre eux sont enrôlés au sein même de HTS, et l’ont montré ostensiblement lors de la prise de Damas dans des vidéos largement partagées sur les réseaux sociaux. D’autres anciennes milices de Daech ont été libérées des geôles, comme c’est le cas d’un originaire de Tétouan dont la libération serait confirmée, selon la Coordination nationale des familles des Marocains détenus et bloqués en Syrie et en Irak. Jusqu’à ce jour, on ignore aussi bien le nombre des partisans marocains de HTS que celui des personnes libérées.
Les camps macabres
Au Nord du pays, des centaines d’ex-combattants et leurs familles restent sous les verrous dans les camps contrôlés par les forces kurdes, dont ceux d’Al-Roj et d’Al-Houl où ils croupissent dans des conditions macabres. Ces zones échappent au contrôle des nouveaux maîtres de Damas. Selon les dernières estimations, ils seraient 591 individus, dont 135 hommes, 103 femmes et 292 enfants. Il y a des anciens miliciens de Daech et d’Al-Qaïda qui ont rejoint le front syrien à partir de 2014 avec leurs familles.
Ce que l’on sait vraiment
Ces chiffres demeurent relatifs faute de confirmation officielle. Ce que l’on sait, c’est qu’un total de 1662 Marocains ont rejoint des groupes terroristes en Syrie et en Irak depuis 2011, selon les chiffres dévoilés par le patron du Bureau Central d’Investigations Judiciaires (BCIJ), Habboub Cherkaoui, dans une interview accordée précédemment à «L’Opinion». 1060 se sont embrigadés à Daech, 100 dans le groupe Cham Al-Islam et 50 dans le front Al-Nosra. 745 djihadistes ont été tués. Jusqu’en 2022, les autorités marocaines ont pu rapatrier 137 combattants, 99 femmes et 82 mineurs avec toutes les précautions nécessaires avant d’être jugés. Leur retour est encadré par une procédure bien définie. D’abord, ils font l’objet d’un examen minutieux de la part des services de Renseignement, notamment la DGST qui scrute leur parcours terroriste avant qu’ils soient déférés devant le parquet antiterroriste près la Cour d’appel à Rabat. Les condamnés sont soumis ensuite à des programmes de déradicalisation lorsqu’ils purgent leur peine. Dans le cas des femmes, elles sont nombreuses à avoir rejoint leurs époux pour le regroupement familial sans avoir de motifs terroristes. Cela se vérifie lors des auditions.
Maintenant, la situation a changé. La libération des ex-soldats de Daech des geôles dans un pays en plein chaos pose de sérieux problèmes qui nécessitent une veille renforcée des loups égarés qui seraient tentés de rejoindre la mère patrie. Aussi, les camps du Nord qui renferment la majeure partie des réfugiés marocains risquent de passer du jour au lendemain sous l’autorité d’un autre groupe en cas de retrait des forces kurdes menacées désormais par les assauts de l’Armée turque et ses nouveaux alliés. Autant de détails auxquels il faut rester attentif.
Trois questions à Mohammed Badine En Yattioui : “HTS est encore loin de contrôler l’ensemble du territoire syrien”
Mohammed Badine En Yattioui, Professeur d’Etudes stratégiques au National Defence College (NDC) des Emirats Arabes Unis, a répondu à nos questions.
- Peut-on s’entendre avec les nouvelles autorités syriennes ?
HTS reste encore énigmatique bien que son leader tente de montrer un visage modéré devant les médias. Il ne contrôle pas tous les groupes combattants mais uniquement le sien, sachant qu’il y en a d’autres plus radicaux, comme les anciens de Daech et d’Al Qaïda qui n’ont pas changé de stratégie.
Si l’Etat syrien ne se reconstitue pas rapidement avec le soutien de la communauté internationale, il serait ardu pour le HTS d’imposer son autorité sur l’ensemble du territoire. N’oublions pas que, jusqu’à présent, les nouvelles autorités de Damas n'ont pas encore établi leur contrôle sur le pays où subsistent beaucoup de groupes armés. Il y a une partie contrôlée par la Turquie, une autre par les Kurdes, sans oublier le plateau du Golan contrôlé entièrement par Israël. Dans une telle configuration, il est possible que d’autres groupes terroristes surgissent et s'engouffrent dans les zones désertées. Au sein de HTS, il y a des gens plus radicaux qui voient Al Joulani trop modéré. Cela dit, il se peut qu’ils soient tentés de créer d’autres groupes alternatifs s’il n’instaure pas un régime intégriste conforme à leurs aspirations.
- Peut-on s’attendre à la reprise des relations diplomatiques avec la nouvelle Syrie prochainement ?
Le Maroc s’est distingué par le passé comme étant l’un des rares pays aux côtés du Qatar à refuser le retour de Bachar al-Assad à la Ligue arabe. Cette position donne au Royaume une certaine crédibilité vis-à-vis des autorités syriennes quelles qu’elles soient. Le Maroc a affirmé par la voix du ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, veiller à l’unité du peuple syrien. Il est clair que le Royaume va finir par reconnaître un jour le futur gouvernement syrien, mais il est encore tôt pour le faire aujourd'hui puisqu’on méconnaît encore la direction que prendra HTS et pour quelle forme de gouvernement il optera. Quoi qu’il en soit, il faudrait au bout d’un moment rétablir les relations diplomatiques avec un pays aussi important au monde arabe que la Syrie, une fois que le paysage politique se clarifie. Cela risque de prendre quelques semaines ou quelques mois.
- Faut-il craindre la libération de quelques anciennes prisons où furent enfermés d’anciens combattants terroristes?
Il est évident que le retour des Marocains en Syrie pose problème, à l’instar de ce qui s’est passé en 2016. Là, on parle d’une question de sécurité nationale. Il n'y a nulle autre solution qu’une forte coopération entre les services sécuritaires et la justice afin d’identifier les revenants potentiels et s’assurer de la réponse pénale qui va avec. Il est également vital d’identifier les liens potentiels de ceux qui pourraient revenir avec les cellules dormantes au Royaume.
Daech : Ancre AncreAppels internationaux à poursuivre la lutte contre le mouvement
Avant sa chute, le régime de Bachar al-Assad était, quoi qu’on en dise, à l’avant-garde de la lutte contre Daech, bien qu’il ciblait davantage les rebelles de l’opposition. Après la chute dudit régime, HTS, dont les liaisons dangereuses et suspectes avec le terrorisme au Levant préoccupent la communauté internationale, est appelée à prendre le relais pour confirmer son visage modéré. Les chancelleries occidentales multiplient les contacts diplomatiques avec les nouvelles autorités. Selon l’AFP, plusieurs missions étrangères se sont rendues mardi à Damas. La France, l'Allemagne, le Royaume-Uni et l'ONU ont d’ores et déjà envoyé des émissaires afin de nouer des contacts avec les autorités de transition. Pour sa part, la France a dépêché une équipe de diplomates qui a demandé aux nouvelles autorités de transition de "poursuivre la lutte contre Daech et les autres groupes terroristes", a indiqué mardi le ministère français des Affaires étrangères. Selon la même source, la France a indiqué qu'elle serait "attentive à ce que soient garantis les intérêts de sécurité collectifs", qui "passent par la poursuite de la lutte contre Daech et les autres groupes terroristes, et la prévention de la dissémination des armes chimiques du régime syrien", a ajouté le ministère. Les diplomates français ont en outre souligné que "la France déterminerait son engagement en Syrie à l'aune de ces critères" notamment.
Pour sa part, Abou Mohammad al-Joulani s'est engagé à dissoudre les factions qui ont combattu Bachar al-Assad pour les intégrer ensuite dans la future armée syrienne. Il réclame, en contrepartie, la levée des sanctions internationales.
Pour sa part, Abou Mohammad al-Joulani s'est engagé à dissoudre les factions qui ont combattu Bachar al-Assad pour les intégrer ensuite dans la future armée syrienne. Il réclame, en contrepartie, la levée des sanctions internationales.
Rapatriement : Les enseignements de l’Irak
L’Irak et la Syrie furent depuis des années les foyers de tension les plus prisés par les salafistes marocains qui s’y ruaient massivement. Après le crépuscule de Daech en Irak et la défaite du “califat” dans ce pays longtemps ravagé par la guerre civile, le Maroc a rouvert son ambassade à Bagdad, en janvier 2023, à la suite de discussions fructueuses avec le gouvernement irakien. La restauration des canaux diplomatiques a permis de mieux gérer le dossier des familles des djihadistes marocains encore sous les verrous dans les prisons irakiennes. Le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, a pris l'initiative de rendre visite aux détenus avec lesquels il s’est entretenu. Il s’agit de tâter le terrain avant de procéder à leur rapatriement qui devait être conduit très lentement et dans la discrétion totale, en fonction des cas. Cela prend énormément de temps, mais la reprise de la coopération judiciaire entre Rabat et Bagdad permet désormais d’accélérer la coordination et l’échange d’informations, ce qui facilite le travail des services de Renseignement marocains.