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Actu Maroc

Contrats du ministère de la Santé : la malédiction du Covid ?


Rédigé par Anass Machloukh Mercredi 17 Mars 2021

Visé par une enquête parlementaire, le ministère de la Santé est mis sous pression à cause des contrats conclus durant la pandémie. Approvisionnement médical, influence des lobbies, conflits d’intérêts, opération d’assainissement des poches de corruption, immersion dans les coulisses d’une enquête qui fait couler beaucoup d’encre.



C’est un branle-bas de combat qui règne au sein du ministère de la Santé, confronté à de multiples accusations concernant son mode de gestion de l’approvisionnement du royaume en fournitures et équipement médical, durant la période de la pandémie. La Covid-19 serait-elle une double malédiction pour le département de Khalid Ait Taleb ? C’est la question que se pose l’opinion publique, suite aux accusations de dysfonctionnement et de fraudes à l’encontre des responsables de l’acquisition des équipements nécessaires à la lutte contre la Covid-19. Tests, masques, respirateurs, blouses, stock de médicaments, la liste de fournitures est longue. Au centre des critiques, le ministère de la Santé doit se défendre d’accusations portant sur des conflits d’intérêts, un manque de transparence et des irrégularités dans les procédures de passation de marchés. S’y ajoute l’investigation lancée par la mission exploratoire parlementaire, qui s’est à nouveau réunie mardi, en présence du ministre.

Le ministère transparent vis-à-vis de la Commission ?

La commission des secteurs sociaux de la Chambre des Représentants a mis en place deux missions exploratoires : la première est chargée d’examiner le fonctionnement de la Direction des Médicaments, et ses relations avec les firmes pharmaceutiques, là où la seconde (la plus importante) se penche sur la vérification des contrats conclus par le ministère de la Santé. Accusé d’obstruction aux travaux de l’enquête, le ministère aurait omis de dévoiler aux députés des données de son système informatique qui détaille l’ensemble des dispositifs médicaux achetés, les demandes d’autorisation des médicaments déposés par les différentes sociétés pharmaceutiques et les détails des appels d’offres et ceux des fournisseurs du ministère.

Approchées par « L’Opinion », des sources au sein de la mission exploratoire indiquent le contraire et soutiennent que « les réunions, aussi bien avec les représentants de la Direction des Médicaments et celle d’approvisionnement se sont déroulées convenablement, et que le ministre de la Santé Khalid Ait Taleb y a pris part ». Toutefois, la mission n’a pas eu accès à l’ensemble des documents qu’elle a exigés, nous indique une autre source parlementaire, sous couvert d’anonymat. Nous avons vérifié cela auprès des deux directions ministérielles concernées, dont des sources bien informées ont tenté de se justifier en signalant que la commission parlementaire a exigé des données « confidentielles », soit des documents justificatifs des marchés conclus, des informations sur le montant des transactions, les quantités et l’identité des sociétés... « C’est une demande sans fondement légal, car le décret n° 2-12-349, relatif aux marchés publics, qui date de 2013, interdit au ministère de publier ces documents, par respect du secret professionnel et du principe de confidentialité de la procédure d’appel d’offres », se défend une source proche du dossier. Cette dernière pointe ainsi l’article 167 du décret qui interdit la communication de renseignements concernant l’examen des offres, les précisions demandées, l’évaluation des offres ou les recommandations relatives à l’attribution du marché. Un niveau d’accès réservé uniquement à la Cour des Comptes et à l’Inspection générale des Finances. Toutefois, notre interlocuteur prétend que les députés enquêteurs ont eu accès aux informations détaillées sur les sociétés ayant gagné les contrats.

Les données en question sont archivées dans un système sécurisé, géré par la division informatique de la tutelle. « Cette division assure la sauvegarde des données sur cloud et dans des data centers », nous précisent des responsables de la direction concernée.

Face à la pression du lobbying, le ministère tente de mettre de l’ordre

Parallèlement, la Direction des Médicaments est le théâtre d’une vaste opération d’assainissement. Le ministère a, dans sa ligne de mire, ce qu’il désigne comme des poches de corruption et des décisions jugées trop complaisantes avec les groupes pharmaceutiques, aussi bien dans l’octroi des marchés que dans l’enregistrement des médicaments et du matériel importé et commercialisé au Maroc. Une opération mains propres qui a débouché sur le limogeage de deux hauts responsables, un chef de la division de la Pharmacie, et une cheffe du service des visas, de l’homologation et des autorisations.

Des licenciements que le ministère justifie par des soupçons de complicité avec des sociétés pharmaceutiques, et de manipulations des prix. Une décision qui suscité une réaction du bureau syndical du ministère affilié à l’UMT, qui juge ces licenciements abusifs. Le syndicat est allé jusqu’à médiatiser l’affaire, via un communiqué datant du 23 février, où il accuse la Direction des Médicaments d’irrégularités et de clientélisme dans les procédures d’autorisation des équipements médicaux tels que les masques chirurgicaux et les masques FFP2. Le ministère, de son côté, nie toute malversation et évoque une panne de serveurs comme raison des retards dans l’attribution de ses marchés.

Au-delà des échanges d’accusations, le problème reste enraciné, le ministère de la Santé ayant été longtemps rongé par la corruption, dont les deux licenciements ne sont qu’une tentative d’en diminuer l’ampleur. L’influence des lobbies de quelques laboratoires et sociétés pharmaceutiques est un secret de polichinelle, en témoigne leur proximité avec des hauts responsables du ministère. Quelques laboratoires ont pris l’habitude de gratifier ces derniers de bons d’achat, pour faciliter l’acquisition des marchés ou obtenir aisément des autorisations de mise en marché pour leurs produits. Des bons d’achat, dont « L’Opinion » détient des copies et dont la valeur varie de 5000 à 7000 dirhams, permettant à leurs bénéficiaires d’acquérir des produits auprès de grands magasins d’électroménagers. D’ailleurs, ces bons, dont la durée de validité a pris fin le 31 décembre 2020, font craindre que ces pratiques aient contaminé la gestion de la pandémie.

« Le lobbying ne semble pas épargner la commission parlementaire, dont deux membres ont requis des informations qui n’ont aucune relation avec l’objet de l’enquête, notamment des justifications de motifs de rejet de sociétés bien précises », soutient une personne ayant assisté aux réunions, qui soupçonne un conflit d’intérêts.

Passation des marchés : Irrégularités procédurales ou circonstances atténuantes ?

Pris de court par la pandémie, le département de Khalid Ait Taleb devait assurer l’approvisionnement en urgence du système de santé, surtout pendant les deux premiers mois (mars et avril). La question que tout le monde se pose est si, les procédures de passation des marchés ont été dument respectées. « Il était impossible de satisfaire les besoins du système de santé, pendant les premiers mois de la pandémie, sans déroger au code des marchés publics, sachant que la procédure de passation des marchés prend, d’ordinaire, de six à neuf mois », soutient un responsable au sein de la Direction d’Approvisionnement.

En clair, l’ensemble des contrats d’acquisition des masques et des équipements destinés à la gestion du Covid ont été passés dans le cadre d’un régime dérogatoire. Un décret signé, le 16 mars 2020, par le Chef du Gouvernement Saâd Dine El Othmani a, en effet, permis à Khalid Ait Taleb de déplafonner les dépenses par bons de commande, et lui a accordé la possibilité de conclure les marchés sans publicité préalable, et sans production de certificat administratif. « Les dépenses exécutées ne sont pas soumises au contrôle de régularité des engagements de dépenses », stipule le décret du 19 mars 2020. Cette dérogation visait l’accélération des procédures, pour équiper les hôpitaux et alimenter le marché national. « Bien que le ministère de la Santé ait eu une large marge de manœuvre, il n’en restait pas moins contrôlé. Tous les marchés conclus ont été examinés par des commissions de l’Inspection des Finances, du Conseil de la Concurrence, et une commission ministérielle mixte, avant d’avoir l’accord final de Khalid Ait Taleb », explique un expert en la matière, qui nous a également précisé que les appels d’offres ont été lancés en présence d’un comptable du Trésor.

« En outre, les contrats d’acquisition des masques et des différents types de réactifs, ont été conclus avec des sociétés sur la base des critères du moins disant, la disponibilité et la rapidité de livraison », indique la même source, soulignant au passage qu’il fallait toujours vérifier si les produits candidats disposent d’une autorisation de mise en marché. Le choix des fournisseurs s’est, par ailleurs, fait en consultation avec l’Institut national d’hygiène. S’agissant des masques, le respect du critère du moins disant a été facilité par le fait « qu’il n’y avait pas une différence significative entre les prix proposés par les fournisseurs, après leur production de masse au Maroc ».

Il n’empêche que les informations relatives aux montants, sociétés et quantités des produits médicaux acquis durant la crise sanitaire font toujours l’objet d’investigations par la mission exploratoire, dont le rapport définitif est très attendu. Quoique la loi stipule qu’il doit être publié dans un délai de 60 jours du début des travaux de la mission, celle-ci n’a pas encore soumis le sien, et compte prolonger la durée de l’enquête après avoir demandé un délai supplémentaire au Bureau de la Chambre des Représentants. Selon les données que nous avons pu acquérir, 51 nouveaux appels d’offres pour achat de matériel médical (tous types confondus) sont actuellement en cours, dont une grande partie concerne des médicaments et du consommable médical.



Encadré 

La course aux fournitures

Au tout début de la pandémie, il fallait des masques, des gels hydroalcooliques, des équipements de réanimation ou encore des médicaments anti-Covid, et ce, dans un temps record. « Durant les mois de mars et avril, le ministère de la Santé a dû s’approvisionner auprès de la Chine, de l’Inde et d’autres pays asiatiques pour couvrir ses besoins, puisque les quantités des masques disponibles sur le territoire n’étaient guère suffisantes », nous confie des sources proches de la Direction de l’Approvisionnement, qui a dû importer la majorité des produits médicaux dont le Maroc avait besoin à l’époque à des prix qu’elle ne pouvait négocier, tant la demande internationale fut forte, et le coût de transport très élevé à cause de la fermeture des liaisons aériennes. Nos interlocuteurs nous ont précisé que dans la majorité des cas, c’est le ministère des Affaires étrangères qui a dû négocier ces importations vitales.

Ce n’est qu’après que le Maroc ait entamé la production locale de masques et d’autres produits que la situation s’est améliorée. Au fur et à mesure que le temps passait, le ministère a multiplié les appels d’offres, ouverts aussi bien aux sociétés marocaines (qu’elles soient productrices ou importatrices) que de fournisseurs étrangers. Ces derniers ont été sollicités surtout pour les fournitures de haute technologie tels que les tests et matériel de réanimation. Le Gouvernement avait réglé la question des médicaments, en réquisitionnant les stocks d’Hydroxy-chloroquine, des filiales de Sanofi au Maroc.
 

Marché des médicaments : les mises en garde du Conseil de la Concurrence 

Par ailleurs, le marché des médicaments au Maroc souffre de plusieurs dysfonctionnements, qui furent identifiés par le Conseil de la Concurrence. Dans son avis du 15 janvier 2021, relatif à la situation de la concurrence sur le marché du médicament au Maroc, l’instance présidée par Driss Guerraoui a publié un bilan sombre de l’état de ce marché vital à la santé publique. Le Conseil a souligné l’absence d’une politique nationale de gestion du marché des médicaments, ainsi que la désuétude de la législation en vigueur en la matière, qui complique les procédures d’enregistrement des produits 
médicaux et pharmaceutiques.

Des facteurs qui, aux yeux du Conseil, ne favorisent pas l’innovation et l’épanouissement d’une industrie pharmaceutique nationale capable de répondre aux besoins du pays et assurer sa souveraineté. Ce signal d’alarme semble trouver écho aussi bien au ministère de la Santé qu’au sein de l’industrie pharmaceutique. Des réunions sont en cours entre les responsables de la Direction des Médicaments et des représentants de la Fédération Marocaine de l’Industrie et de l’Innovation Pharmaceutiques (FMIIP). L’objectif est de convenir de la mise en place d’une plateforme électronique destinée à la gestion du secteur de l’industrie pharmaceutique, et notamment le traitement des demandes d’enregistrement et d’importation des médicaments.

Un chantier préconisé par le Conseil de la Concurrence, pour accélérer le traitement des demandes et numériser les procédures d’enregistrement en toute transparence. Les industriels marocains exigent d’être consultés dans la conception de cette plateforme, d’autant que plusieurs laboratoires pharmaceutiques étrangers installés au Maroc, y sont associés. Ali Sedrati, président de la FMIP, nous avait précisé, dans une précédente interview, que c’est une revendication légitime puisque la fédération représente plus de 80% des sociétés du secteur.