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Interview avec Khalid Mouna : « Ce qui se passe à Ouled Ziane reflète l’échec de gestion de la migration »

Professeur de sociologie à l’Université Moulay Ismaïl


Rédigé par Safaa KSAANI Jeudi 16 Mars 2023

Les affrontements entre des migrants et les forces de l'ordre à côté de la gare routière Ouled Ziane sont venus rappeler la situation de précarité dans laquelle végète cette catégorie. Ces migrants sont-ils les seuls responsables de cette situation ?



- Ces derniers jours ont connu des tensions entre les migrants subsahariens installés à la Gare Ouled Ziane et les autorités locales. Quelle est votre lecture de cet incident ?

- Ce qui s’est passé à Casablanca n’est pas nouveau. On a connu des événements pareils à Casablanca et dans d’autres villes où il y a parfois une forte concentration de migrants dans des quartiers et une confrontation avec la population locale. La caractéristique commune de cette population est que ses membres vivent souvent regroupés. Une caractéristique qui, évidemment, n’est pas généralisée à toute forme d’immigration subsaharienne au Maroc. Le problème le plus important que je soulève se situe au niveau de la gestion de la question migratoire par l’acteur local politique concerné par la gestion de la ville. Il ne la prend pas en charge car il ne sait pas comment agir, et ce, pour deux raisons. Premièrement, la question de la migration n’a jamais été un réel débat politique au Maroc. Deuxièmement, dans l’imaginaire de l’acteur politique qui gère la ville, le dossier de l’immigration est lié essentiellement à la haute autorité du pays. Donc, on n’y intervient pas. On a mené des études en 2016 et des débats sur la violence à Tanger avec des migrants subsahariens. Constat : les différentes communes ne savaient rien sur cette question et leurs points de vue étaient remplis de préjugés. Pour moi, ce qui s’est passé avec une partie des migrants en situation de précarité n’est que le reflet d’un échec de gestion globale au sein d’une ville aussi importante économiquement que Casablanca.

- Ce drame intervient au moment où plusieurs pays de la région nord-africaine mènent des campagnes anti-migrants. Y a-t-il une corrélation entre ces deux événements ?

- Je pense que ce qui se passe en Algérie et le discours du président tunisien par rapport à la migration subsaharienne sont liés au fait qu’on a importé dans les pays du Maghreb un débat franco-français, développé essentiellement par une branche de l’extrême-droite véhiculée à travers la campagne présidentielle d’Eric Zemmour en France autour du remplacement de la population française par une population musulmane d’origine maghrébine essentiellement. Il faut dire qu’il n’y a pas de frontières pour les idées idiotes. Celles-ci circulent beaucoup trop vite et ne sont pas contrôlées. Mais c’est un symptôme des sociétés qui vivent de véritables crises économiques et politiques auxquelles elles n’ont pas de réponse. Il fallait donc trouver un bouc-émissaire. En Europe, l’immigration est un point extrêmement important pour changer les figures politiques. On l’a vu récemment en Italie, et même dans des pays qui ne sont pas concernés par cette question, appelée de manière fausse « flux migratoire» venu du Sud, comme les pays scandinaves qui eux-mêmes ont versé dans un discours raciste et racialiste envers l’immigration venant de l’Asie ou de l’Afrique. L’immigration est devenue un moyen de divertir le public et de le détourner des réels problèmes au sein de ces pays. Heureusement au Maroc, le gouvernement n’a pas versé dans le discours malsain populiste et raciste, pour rappeler que le pays est culturellement et géographiquement africain et que les compatriotes du continent sont les bienvenus chez nous. Cependant, des associations sérieuses de protection des droits des migrants et des associations des droits de l’Homme dénoncent des déplacements collectifs de migrants des zones frontalières vers des villes éloignées du Maroc.

- Où réside le problème ? Est-ce au niveau du cadre juridique national, ou au niveau du partenariat avec des pays de l’Europe, qui ferment de plus en plus leurs frontières aux migrants ?

- Quand on parle de la migration dans la zone nord-africaine, il faut prendre en compte différents points de mesure. Le Maroc ne représente pas forcément le même cas que l’Algérie ou la Tunisie. C’est clair que ces deux pays sont des points de passage. Or, le Maroc s’est constitué réellement comme un point de transit, de résidence et de passage. Le cadre juridique est le même dans les trois pays. Ce sont des lois faites de la même manière sous pression de l’Europe. On a adopté à l’époque des lois extrêmement répressives venues de la France concernant la rentrée et la sortie du territoire maghrébin. C’est dans ce contexte qu’on a régularisé en 2014 des migrants subsahariens et des étrangers d’une centaine de nationalités. Cette régularisation essentiellement de subsahariens ne change pas le cadre de référence de la loi 02.03 relative à l'entrée et au séjour des étrangers au Royaume du Maroc, à l'émigration et l'immigration irrégulières qui reste à mon sens répressive. C’est la raison pour laquelle on a appelé à une campagne exceptionnelle. C’est une suspension de droit pour accorder le droit à des immigrants dans un moment donné. Beaucoup de ces migrants qui ont été régularisés par la suite se sont retrouvés dans une situation de précarité. Je parle de la situation du Maroc qui est une exception dans le cadre africain puisqu’on n’a pas de politiques à ce niveau. Malheureusement, ça n’a pas continué. Pire, ça n’a pas été accompagné d’un énorme travail sur l’insertion professionnelle, sociale et parfois culturelle de ces migrants. Ce qui fait que beaucoup se retrouvent en situation de précarité. Le cadre juridique doit être changé. Il y a une proposition de loi d’immigration et d’asile qui date de 2009 mais qui reste toujours dans les tiroirs du parlement et qui n’a pas encore été votée.

- A combien estime-t-on le coût de la gestion de la migration au Maroc ?

- Le coût de la gestion migratoire au Maroc est assez élevé. Selon une déclaration officieIle, on dépense à peu près un demi-milliard d’euros pour lutter contre l’immigration clandestine. Depuis 2017 à nos jours, on est à plus de 360.000 tentatives de traversée. Le Maroc utilise essentiellement ses moyens. L’aide européenne ne dépasse pas les 40 millions d’euros par an. Autrement dit, le Maroc met beaucoup plus de moyens par rapport à l’Europe pour lutter contre la migration clandestine. La question migratoire est un dossier extrêmement important. Aujourd’hui, il y a une sorte de chantage qui se fait à l’Union Européenne par certains pays européens pour demander chaque année encore plus d’aide pour la lutte contre la migration clandestine. Elle est devenue pour ceux-ci une véritable ressource économique pour justifier la qualité de la gestion qu’ils font pour leurs frontières.

- Concernant la protection des droits de ces migrants, une partie est prise en charge par l’Etat et une autre assurée par la société civile. Les efforts sont-ils fructueux ? Où se trouve le couac en matière de travail conjugué de ces deux parties ?

- Dans le contexte marocain, heureusement on a une société civile qui défend les droits des migrants et qui les accompagne sur un certain nombre de droits. C’est une spécificité du Maroc par rapport à d’autres pays voisins où cette lutte pour les droits des migrants est quasiment inexistante de la part de la société civile. Les acteurs étatiques n’aiment pas qu’on vient leur montrer leur mauvaise gestion de la crise migratoire. Parmi ses conséquences, ce qu’on voit à Casablanca. Par rapport à l’intervention des forces de l’ordre, je pense que quand il faut établir l’ordre public, il faut le faire. Je ne suis pas là pour dire qu’elle est justifiée ou pas. Je dis que si on est réellement conscient de cette problématique en termes d’insertion, de gestion sur le plan économique et juridique, on n’aurait jamais besoin de faire appel aux forces de l’ordre, ni de donner une mauvaise image médiatique sur le Maroc par rapport à cette gestion migratoire.