Depuis ses premières sorties médiatiques ou au parlement, le chef du gouvernement marocain insiste : les mesures prises par le Maroc s’adossent à la science. Saad Eddine El Othmani n’en est pas pour autant une exception. La quasi-totalité des gouvernements du monde brandissent cette prétention. Plus encore, les leaders des pays les plus en avance sur la recherche scientifique ont au départ cru et promis d’être les meilleurs dans la gestion de la pandémie. Quatre mois après la déclaration de la pandémie, les bilans les plus lourds sont de leurs côtés.
D’abord, comment a-t-on procédé pour demander l’avis de la science ? Au Maroc comme ailleurs, il a été désigné ou institué un comité dit scientifique qui fournit des avis, mais dont la composition, la transparence, la médiatisation des travaux diffère en selon chaque pays.
En fonction de la composition de ces comités par pays, les avis qu'ils émettent sont le fruit du travail de réseaux et sous-réseaux de conseillers scientifiques à profils divers : épidémiologistes, infectiologues, statisticiens, mathématiciens... Lorsqu’on a suivi l’ampleur des discordes entre experts sur des questions comme l’hydroxyloquine ou le port des masques, l’on se fait idée de ce à quoi pourrait ressembler dans les comités de scientifiques la construction d’une connaissance destinée à usage politique. Tout en étant réalisé par des scientifiques, ceci demeure un acte politique.
Tous les gouvernements se prévalent de la science mais tous n'ont pas pris les mêmes mesures contre la propagation du virus. Les plus radicaux ayant été ceux qui, en Europe, épicentre de la pandémie, n'ont pas recouru au confinement général de la population pour briser les chaines de transmission du virus, sauf que, eux aussi, ont leurs bonnes raisons scientifiques. Ils ont tous été guidés par des constats scientifiques qui ont résulté en décisions politiques qui, pour une bonne partie d’entre elles, se sont avérées inappropriées.
Se réjouir publiquement de l’emploi de la science comme motif d'influence d'une politique c’est mettre sur le dos de la science une responsabilité qu’elle n’a pas à assumer, c’est fragiliser le savoir scientifique en l’exposant à l’appréciation du grand public.
Plutôt que d’être réduites à « un gouvernement suivant la science », les décisions politiques sont le résultat de perceptions et interactions plus complexes. Et sur ces interactions, la science n’est pas à l’abri de manipulations visant à « scientifiser » une position politique. Alex Stevens (Professeur à l'Université Britannique de Kent) décrit ce processus de renversement des rôles comme le passage de ce qui devrait être une politique qui repose sur la science (science-based policy), à un état d’une connaissance scientifique tributaire du politique (policy-based science). En conséquence, la situation parait telle que le décideur guide la science, plutôt que de s'y soumettre.
La manipulation de la science en politique a été saisie par la recherche. Par exemple, sur l'usage des preuve/faits "evidence" en politique, il a été démontré que la tendance est que le politique finit par faire un arbitrage dans lequel il choisit la connaissance qui correspond le plus à ses perspectives ou celle qui tend à le placer en position favorable sur un sujet et ce, aussi sincère soit-il. C’est-à-dire que les idées à base scientifiques qui survivent aux choix des politiques sont les idées qui leurs conviennent le mieux (the survival of the ideas that fit).
En situation de crise, revenir aux classiques est vertu. Lors d'une rencontre entre Karl Popper et Albert Einstein (la dernière selon la revue Nature), les deux ont admis que les conclusions scientifiques procèdent par des séries d'erreurs. Des erreurs qui, si converties en décisions politiques, peuvent être destructrices de vies, d'économies, et de paix sociale. Il faut revenir aux classiques aussi parce que Foucault a mis en garde contre les dangers du pouvoir médical, du tout sanitaire, de considérer la politique comme étant une chambre d’hôpital.
Les décisions politiques doivent être assumées en tant que telles. Les décideurs - lorsqu'ils sont légitimes - doivent décider par eux-mêmes et reconnaître les erreurs qui peuvent en résulter, sans introduire la science dans le débat politique. Au risque de devenir une opinion, la science ne peut à elle seule servir de justification de décisions, encore moins contre un virus sur lequel on ne connait encore que très peu de choses.
Amine Derkaoui, Chercheur en Politiques Publiques