Le divorce du Mali, du Niger et du Burkina Faso avec la CEDEAO est en passe d’être consommé. Réunis par une nouvelle alliance politico-militaire, les trois pays, dirigés par de nouveaux régimes de transition, semblent voir leur avenir au-delà de la communauté ouest-africaine, coupable à leurs yeux d'hostilité à leur égard après les changements de régime. Les nouveaux leaders de ces pays n’ont pas du tout toléré leur suspension par la Communauté. Pour sa part, le Mali a d’ores et déjà accéléré son retrait en déclarant, par la voix du ministère des Affaires étrangères, ne pas être tenu par le délai d’un an pour sortir de la CEDEAO. Bamako n’a pas jugé nécessaire de rester astreint au délai imparti par l’article 91 du traité constitutif qui exige que l’Etat concerné respecte ses obligations communautaires le temps de finaliser son départ définitif. Cela dit, le retrait est irréversible. Même les observateurs les plus pessimistes ne s’attendaient pas à une décision prise aussi rapidement par les trois pays qui, soudés par des intérêts communs, se sont décidés à lier leurs destins dans l’alliance des Etats du Sahel. Un pacte de défense commune dirigé en priorité contre la CEDEAO après que celle-ci ait menacé d’intervenir militairement contre ces Etats suite à ce qu’elle qualifie de putschs. Au-delà des raisons invoquées par les uns et les autres, ce retrait tripartite est le résultat d’un engrenage qui semble échapper au contrôle de tous les acteurs de la région. Un contexte marqué par l’essor du terrorisme avec les groupes armés de plus en plus actifs et raffermis, le retrait de la France après l’échec de l’opération Barkhane et les multiples défis socio-économiques. Autant de problèmes devant lesquels la CEDEAO reste impuissante. “Les départs pourraient affaiblir la cohésion et l’efficacité de la CEDEAO en tant qu’organisation régionale”, estime Mouhamed Koudo, diplomate et ex-directeur de la Communication du président du Parlement de la CEDEAO, qui reconnaît que la communauté aurait sans-doute des difficultés majeures à conserver sa solidité et sa cohésion régionales après le retrait des trois pays qui sont, rappelons-le, des Etats fondateurs.
Volonté de désenclavement stratégique
Actuellement, le divorce avec la CEDEAO s’apparente à une volonté de prévenir un enclavement stratégique. C’est en tout cas ce qu’on comprend en lisant les explications du ministère malien des Affaires étrangères, qui reproche à la CEDEAO d’avoir manqué à “ses obligations en fermant en janvier 2022 les frontières des Etats membres avec le Mali, lui interdisant l’accès à la mer”. L’accès à l’Atlantique est érigé en priorité stratégique par le nouveau régime de Bamako qui a d’ores et déjà adhéré à l’initiative proposée par le Maroc de faciliter l’accès des Etats du Sahel à l’océan Atlantique, aux côtés du Niger, du Tchad et du Burkina Faso, suite à la réunion ministérielle de coordination, tenue le 23 décembre à Marrakech. Les quatre pays, qui s’y reconnaissent parfaitement, y trouvent une bouffée d’oxygène dans un environnement géopolitique suffoquant. L’idée de développement du commerce maritime paraît une solution idoine pour propulser la région du Sahel dans une dynamique à même de surmonter les défis actuels qui sapent tout espoir d’une intégration régionale digne de ce nom.
La brouille algéro-malienne ou le recul d’Alger
L’initiative marocaine prend plus d’importance au moment où les crises politiques se multiplient dans la région à l’instar de la brouille diplomatique inédite entre le Mali et l’Algérie qui a atteint des proportions qu’on n’aurait jamais pu imaginer il y a quelques mois.
Remonté contre Alger, accusé d’ingérence pernicieuse, Bamako a renversé la table en se retirant, le 25 décembre, de l’accord d’Alger de 2015 qui n’a finalement servi à rien pour apaiser le pays et en finir avec la rébellion des Touaregs. Fort du soutien du groupe paramilitaire russe Wagner qui l’a aidé à reprendre Kidal, la capitale des insurgés, le régime malien a haussé le ton comme il ne l’a jamais fait auparavant en accusant l’Algérie de complaisance vis-à-vis de ses adversaires Touaregs, dont le chef religieux, l’imam Mahmoud Dicko, a été accueilli, le 19 décembre, par le président Abdelmadjid Tebboune. C’est la goutte qui a fait déborder le vase pour Bamako qui estime que l’Algérie n’est plus légitime pour jouer le rôle de médiateur puisque le gouvernement malien s’est aperçu que les Algériens profitaient prétentieusement de ce statut pour faire du Mali une arrière-cour.
Cet affrontement était attendu, estime Emmanuel Dupuy, Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) qui n’en est pas surpris. Notre interlocuteur pense qu’il s’agit du résultat de l’échec de l’Algérie à endosser loyalement son costume de parrain de l’accord de 2015 qui passe maintenant à la trappe à cause de la reprise de la rébellion au Nord du pays.
Le Maroc au centre d’une équation complexe
Maintenant que Bamako tourne le dos à l’Algérie qui perd de plus en plus son influence dans la région, le Sahel semble à l’aube d’une nouvelle configuration régionale au moment où le Mali, le Burkina Faso et le Niger, comme c’est le cas également des pays comme le Tchad et la Guinée Conakry, repensent leurs alliances. Au milieu de cette nouvelle équation, le Maroc se présente comme l’un des acteurs les plus crédibles, du point de vue d’Emmanuel Dupuy, qui estime que le Royaume a été au rendez-vous en proposant l’initiative d’accès à la façade atlantique, perçue désormais comme une alliance stratégique qui peut être utile au désenclavement commercial et politique du Sahel. Le Royaume a à son actif sa modération diplomatique et son aversion pour l’ingérence dans les affaires des autres pays. Tout le monde s’en est aperçu lors des crises politiques qui ont secoué quelques pays africains. Rabat, contrairement à l’Algérie qui a pris la fâcheuse habitude de fourrer son nez dans les affaires de ses voisins, est resté fidèle à sa doctrine en s’abstenant d’interférer de quelque façon que ce soit dans ces crises de transition. A chaque fois qu’il y a eu crise, la diplomatie marocaine a déclaré faire confiance aux pays concernés et à leur capacité d’en sortir par le haut. Un discours qui résonne bien dans les chancelleries africaines dans une ère où l’ingérence et la condescendance ne sont plus tolérées.
Trois questions à Mouhammed Koudo : “Les départs du Mali, du Burkina Faso et du Niger pourraient avoir un impact significatif sur l’avenir de la CEDEAO”
Mouhammed Koudo, diplomate et ex-directeur de la Communication du président du Parlement de la CEDEAO, a répondu à nos questions.
- Peut-on expliquer le départ du Mali, du Burkina Faso et du Niger comme étant le fruit de l’échec de la CEDEAO à gérer les transitions qui ont eu lieu dans ces pays ?
Il est indéniable que les transitions post-coup d’État au Mali, au Burkina Faso et au Niger ont posé des défis majeurs à la CEDEAO. La gestion de ces transitions a été complexe, et d’aucuns pourraient interpréter le départ de ces pays comme un résultat de difficultés dans la gestion de ces situations délicates.
La CEDEAO a fait face à des pressions considérables pour assurer des transitions démocratiques stables, mais il est également important de reconnaître les multiples facteurs à l’origine de ces départs. Les contextes politiques, sociaux et économiques locaux, ainsi que les dynamiques internationales, ont également joué un rôle significatif.
- Quel impact ces départs peuvent-ils avoir sur l’avenir même de la Communauté ?
Les départs du Mali, du Burkina Faso et du Niger de la CEDEAO pourraient avoir un impact significatif sur l’avenir de la Communauté à plusieurs niveaux. Tout d’abord, ces départs pourraient affaiblir la cohésion et l’efficacité de la CEDEAO en tant qu’organisation régionale. Ces pays ont historiquement été des acteurs clés au sein de la Communauté, et leur absence pourrait diminuer l’influence politique et économique de la région dans son ensemble. De plus, ces départs pourraient également compromettre les efforts de coopération régionale dans des domaines tels que la sécurité, le commerce et la libre circulation des personnes. La CEDEAO pourrait rencontrer des difficultés à coordonner des initiatives régionales sans la participation active de ces pays.
- Malgré les menaces, la CEDEAO n’a pas pu intervenir militairement au Mali et au Niger, pourquoi à votre avis ?
Les divergences entre les États membres de la CEDEAO peuvent compliquer la prise de décision et la mise en œuvre des opérations militaires. Les intérêts nationaux peuvent parfois primer sur la solidarité régionale, entraînant des retards ou des désaccords dans la réponse aux crises. Les ressources limitées, tant en termes de capacités militaires que financières, peuvent limiter la portée et l’efficacité des interventions de la CEDEAO. La mobilisation de troupes et de ressources logistiques pour des opérations militaires peut être un processus long et complexe, ce qui peut retarder la réponse aux crises. La CEDEAO n’en est pas encore au stade d’avoir une force comme l’OTAN.
Trois questions à Emmanuel Dupuy : “La crise algéro-malienne était attendue”
Emmanuel Dupuy, Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), a répondu à nos questions.
- A votre avis, la rupture entre le Mali et l’Algérie est-elle irréversible ?
Cette crise entre le Mali et l’Algérie me semble évidente car elle s’inscrit dans une succession d’incidents. Il est de notoriété publique qu’il y a eu une sorte de collusion entre les autorités algériennes et un certain nombre de groupes armés considérés comme terroristes. Cela a été révélé par des documents des Renseignements américains. Le gouvernement malien s’en est aperçu et c’est ce qui explique sa réaction. La crise est le fruit d’un marasme qui dure depuis des années. L’accord d’Alger de 2015 a donné à l’Algérie le statut de parrain de la stabilité et du processus de paix au Mali. Or, elle n’a pas répondu présente puisque les groupes armés ont proliféré depuis 2015 nonobstant la présence de la France dont les troupes ont quitté le Mali en 2022. En dépit des garanties données par l’Algérie, les groupes armés se sont fortifiés, en bénéficiant du vide laissé par le retrait français. Par conséquent, la situation sécuritaire s’est envenimée avec un front qui s’est délité au sein des Touaregs. Pire, la rébellion endémique des Touaregs risque de reprendre d’une manière fulgurante contre le régime de Bamako. Cette crise a été aggravée aussi par des contretemps conjoncturels tels que la présence à Alger de l’imam Mahmoud Dicko à l’insu des autorités maliennes.
- Quel impact cette crise peut-elle avoir sur le système des alliances au sein du Sahel ?
Le régime de Bamako a besoin de nouveaux partenariats pour sortir de son enclavement. On sait que depuis les changements de régimes qui ont eu lieu ces deux dernières décennies au Sahel, le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont tâché de façon urgente de s’allier et nouer des partenariats avec des voisins immédiats. Il se trouve que le Maroc a été au rendez-vous en proposant l’initiative d’accès à la façade atlantique qui a fait l’objet de la réunion ministérielle à Marrakech. L’initiative marocaine a été perçue comme une alliance stratégique qui peut être utile au désenclavement commercial et politique de ces pays au moment où le projet du gazoduc Maroc-Nigeria, qui réunit 15 pays riverains du Golfe de Guinée, avance.
- Va-t-on assister à un recul irréversible de l’influence algérienne au Sahel ?
Quoiqu’il en soit, l’influence algérienne était déjà en recul avant même que la crise surgisse. Autrement dit, c’est parce que l’Algérie manque d’influence qu’elle s’est trouvée en crise avec le régime de Bamako, comme elle n’a pas été à la hauteur pour faire respecter l’accord d’Alger. En réalité, les autorités maliennes sont furieuses du désengagement algérien qui a empiré la situation sécuritaire au profit de ses adversaires. Au milieu de cette brouille, le Maroc a raison de proposer des alternatives et des initiatives de coopération à même de donner de meilleures perspectives de stabilité dans la région.